poupee-jacques
Port-Gentil. Mon frère Jack se passionna pour la chasse sous-marine.
A 10 ans il fabriqua son premier fusil-harpon avec une règle d’écolier en plastique rouge à laquelle il avait fixé un élastique en guise de sandow, une pique à brochette lui servant de flèche.
La mer au Gabon pullulait de poissons. L’eau était si claire que l’on pouvait les voir nager sans porter de masque, pour qui ne craignait pas la brûlure du sel dans les yeux ouverts.
Première plongée : Jack ficha au bout de sa brochette un premier petit mandarosse, puis un deuxième, puis un troisième… Il en pêcha ainsi une dizaine que nous mangeâmes grillés sur un feu de bois improvisé.
Mes parents décidèrent alors de lui offrir un masque, un tuba, des palmes et un vrai fusil-harpon.
Ainsi équipé, ce ne fut plus une passion mais une seconde nature. Mon frère ne cessa d’alimenter la famille en poissons de toutes sortes. De plus en plus gros car il allait les pêcher de plus en plus loin, de plus en plus profond. Rouges, mulets, daurades, barracudas… Il ramenait aussi des raies pastenague que nous mangions au beurre noir avec des câpres. Un régal !
Mes parents avaient une amie, madame Joffre. Jack avait 12 ans lorsqu’elle lui proposa de lui acheter une ou deux raies par semaine.
Mon frère, chaque dimanche soir, livra donc madame Joffre, ses raies attachées au porte-bagages de son vélo.
Cela dura plusieurs dimanches.
Jusqu’au jour où…
Ce soir-là, il n’avait qu’une raie. Mais elle était de taille respectable. Il l’avait comme à son habitude attachée à l’arrière de son vélo.
Route recouverte d’un goudron improbable envahi de sable, de rares lampadaires aux lueurs très jaunes sous lesquels des lycéens faisaient leurs devoirs, n’ayant pas l’électricité chez eux.
Mon frère pédalait vite, tout à ses pensées.
L’euphorie d’une bonne journée sous-marine, plus la fatigue de l’eau et du soleil, plus la joie mêlée de fierté de gagner son argent en allant livrer le butin de sa pêche…
Cette raie était large, donc. Avec ses 60 cm de diamètre, ses ailes débordaient amplement du porte-bagages. Et la queue aussi. C’est long, la queue d’une raie. Ça pendouille et ça ballote. Elle pendouillait tellement qu’elle se prit dans les rayons de la roue lorsque Jack amorça un virage. Cela déséquilibra le vélo qui partit en zigzag. Un piéton traversait la route. Occupé à tenir le guidon qui ne lui obéissait plus, Jack n’eut pas le temps de freiner. Il ne put éviter la collision.
Vols planés. Mon frère d’un côté, la raie de l’autre. Les jambes du piéton emmêlées dans les pédales.
Jack n’avait que quelques égratignures aux mains et aux avant-bras, la raie avait la chair incrustée de grains de sable. Quant à l’homme, il se releva en vociférant, se plaignant de l’accroc qu’il avait à son pantalon, une petite déchirure au niveau du genou.
Il suivit mon frère jusqu’à la maison. Palabres…
Mes parents durent donner de l’argent pour payer le pantalon. Ils firent tout au moins  l’avance, charge à mon frère de les rembourser ensuite.
Mon père voulut donner à Jack une punition pédagogique. Il lui demanda d’écrire une rédaction pour raconter l’événement.
       – Et tu me fais une conclusion pour dégager la morale de cette histoire.
Mon frère s’y attela, peinant potache sur sa copie.
Lorsqu’il eut terminé, il l’apporta à mon père. Celui-ci la lut en silence jusqu’à la fin.
Mais arrivé à la conclusion, il se mit à bégayer :
      – Mais… Mais… !
Il en écarquillait les yeux. J’entends encore sa grosse voix :
      – Mais… Mais… !
Il tendit la rédaction à ma mère :
      – Regarde ce qu’il a écrit, ton fils…
                              
                               La morale de cette histoire :
                         Je n’apporterai plus jamais de raies à madame Joffre.
 
10 janvier 2013