Un samedi soir.
Nous avions prévu de partir « tôt » mais l’asperseur d’arrosage s’est bouché alors que je venais de le régler pour la nuit dans le champ de patates. Il m’a fallu remonter jusqu’à la maison, chercher une clé de 9, redescendre, démonter l’appareil, enlever le gravier coincé dans le gicleur (ça arrive souvent l’été, quand le niveau du captage de la source baisse), envoyer un coup d’eau dans l’asperseur pour être sûre qu’il ne reste rien, envoyer le gicleur gicler dans l’herbe (ça arrive souvent l’été quand le niveau de fatigue monte et ça énerve), passer un temps fou à ne pas le trouver, aller prendre un autre asperseur dans les carottes et le planter au milieu des patates.
Re-réglage. Ça, ça prend dix bonnes minutes parce que tchika tchika tchik c’est fascinant, cette pluie qui tourne. Elle déborde un peu sur le chemin mais pas moyen de faire autrement. Tchika tchika tchik, regarder ce rideau d’eau vaporisée en contre-jour dans le soleil couchant. Dix bonnes minutes de contemplation, j’en oublierais…
    – Maman il est 8 h, crie mon fils. Il crie parce qu’il est à la maison tout en haut et que je suis tout en bas.
8 h, c’est l’heure à laquelle nous aurions dû partir. Parce qu’il faut trois quarts d’heure de route pour aller chez les copains.
Arriver à 20 h 45 c’était parfait. Ça leur laissait le temps de finir la traite de leurs chèvres et nous arrivions juste pour les aider à mettre le couvert pour les quelque trente personnes prévues.
Les chiens, chat, cochons sont nourris. Il me reste à me doucher, coiffer (pour une fois), enfiler ma nouvelle très jolie robe dénichée à la Friperie des Vallées.
Emballer le marbré au chocolat dans un linge, ne pas oublier le vin et le panier de légumes tout frais cueillis pour la circonstance.
Je suis enfin prête.
Mes sandales en cuir neuves font sprouitch sprouitch quand je marche (je ne m’en étais pas rendu compte lors de l’achat pff c’est la première fois que je les mets).
Les chiens boudent. Ils savent qu’il y a du départ dans l’air. Ils boudent tellement qu’ils n’ont pas entendu le 4×4 verni noir descendre le chemin. Il faut dire que le moteur de la nôtre tourne déjà et que le bruit du pot d’échappement couvrirait presque le bruit d’un avion à réaction. Ils semblent se réveiller au claquement de deux portières et s’étranglent presque à force d’aboyer.
J’ai la main sur la poignée de la mienne (de portière). Elles sont deux. Deux dames. Quarante et soixante ans. La première est blonde et très bronzée avec des lunettes de soleil alors qu’il n’y a plus de soleil. Pantalon beige chic au pli parfait, talons haut-perchés précautionneux sur le chemin en terre. La seconde est permanentée blanc rose, jupe grise à godets qui godoie en-dessous des genoux.
– Bonsoir. On vient vous acheter une salade, dit la plus jeune derrière ses lunettes noires.
– Une salade ? Maintenant ?
– Oui, pour ce soir.
J’ai un regard vers la campagne, tout en bas. Tchika tchik, l’asperseur tourne bien sur les patates que l’on voit à peine d’ici, parce qu’elles ont encore peu de feuilles. Les salades, on ne les voit absolument pas parce qu’elle sont encore plus bas que les patates.
Je pense une fraction de seconde à mes sandales qui couinent. Il me faudrait les enlever pour chausser pieds nus les bottes en caoutchouc car l’arroseur est en train de tremper le chemin.
J’imagine la descente et surtout la remontée, la sève laiteuse de la salade qui noircit les doigts, l’immanquable trace de terre humide sur ma robe neuve nouvelle.
     – Non, je ne peux pas, on doit partir, dis-je.
non mais vous avez vu l’heure ? Je pense. Il est 21 h.
     – Même une ?
Surtout une !
     – Ça ne va pas être possible, elles sont tout en bas…
     – Et ça ?
La jupe à godets me montre du doigt le panier que je tiens à la main. Une grosse batavia bien fraîche en déborde, par dessus les carottes nouvelles et les poireaux et le marbré.
Je donne une tape agacée à la chienne qui farfouille sous ladite salade parce qu’elle sent le gâteau.
Rex attaque ! (mais aucun de mes chiens ne s’appelle Rex)
     – Ça c’est pour des amis. Qui nous attendent, nous sommes très en retard. Si vous voulez des légumes, venez lundi, c’est notre jour de cueillette.
     – On voulait juste une salade pour ce soir. Lundi on n’est pas là, on repart dimanche. Mais vraiment, vous ne voulez pas nous vendre une salade ?!
     – Non, désolée.
     – Alors vous refusez de vendre ?, Dit la plus âgée (je vous jure, on entend l’italique dans la voix).
Oh le ton de mépris indigné… Oh les grosses vaches (elles ne sont pas grosses) de résidus secondaires. Sans doute frustrées de ne pas pouvoir dire : nous avons mangé une salade bio achetée à la ferme, elle était succulente quoi…(prononcez côôaa)
Au lieu de ça, elles diront :
Il y a des paysans deux kilomètres après le village, on ne peut rien leur acheter. Comme s’ils n’avaient pas besoin de vendre ! Alors qu’on voit bien qu’ils n’ont pas les moyens. Rien que leur voiture, elle fait un bruit é-pou-van-table.
 
14 juin 2013