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Quinzième volet

Voyage…

Kilomètre Ranch

Arbres au lichen
Leurs racines acides comme serres d’oiseaux
Agrippent
Echevellent les talus blonds
Des vallées avalées, dévalées
Dévidées
Jusqu’au kilomètre Ranch
Chante Salif, l’épopée ample
De la distance

20 février 2015

 

 

 

Laisse dire

On m’a dit c’est bleu
ce que tu écris
On m’a dit mais
c’est bleu nuit
Alors aujourd’hui
je n’ai prononcé que des oiseaux
Ils battent de leur aile
sur le parvis des jours

8 février 2015

Baobab bam

Baobab bam

 

Près du village de Maï, à la lisière de la savane, il y a un baobab.
Oh ce n’est pas le seul baobab.
Mais celui-ci est le plus beau.
C’est celui que Maï préfère.
 

 

Baobab bam

 

Chaque jour après l’école, elle vient s’asseoir entre les racines géantes.
Elle appuie sa tête contre le tronc gris, et elle entend le baobab respirer.
Oui, il respire, il soupire, il est vivant.
Maï le sait, parce qu’elle entend battre le coeur du baobab.
Bao – Bab – Bam – Bao – Bab – Bam.
La petite fille lui raconte tous ses secrets ; elle lui parle de sa journée, elle l’écoute aussi.
Car le baobab a mille ans, une mémoire d’éléphant, et il peut tout raconter à qui est capable de l’entendre.
 
Aujourd’hui, Maï est très excitée.
Elle arrive toute essoufflée d’avoir couru et se jette au pied du géant.
– Tu sais, baobab, c’est mon dernier jour d’école. Demain c’est les vacances.
– Bao – Bab – Bam, répond le baobab.
– Aujourd’hui je n’ai pas le temps de rester, je dois ramener du bois à la maison.
On va faire une grande fête au village, pour accueillir Kapia qui revient de la ville.
Tu sais, le fils de Mama Fatou. Tu le connais ?
– Bien sûr, dit le baobab.
– Moi, je ne me souviens pas de lui. Il paraît que c’est un grand menuisier.
Il apprend le métier chez un oncle ébéniste et…
Va t’en vite, pipelette, interrompt le baobab. Va chercher du bois, la nuit va bientôt tomber.
– D’accord, baobab. Je reviens demain.
Et l’enfant sautille en chantant vers la forêt pour ramasser les branches mortes.
 

Baobab bam

Le lendemain, c’est l’effervescence au village.
La famille de Kapia a invité tout le monde pour faire la fête.
Et tout ce monde attend avec impatience le retour du jeune garçon.
Enfin, un nuage de poussière rouge annonce l’arrivée du taxi-brousse sur la route.
Les plus jeunes enfants du village courent au devant de la voiture.
Maï, aussi curieuse que les tout-petits, se rapproche et voit apparaître un très beau jeune garçon, dont elle tombe immédiatement amoureuse.
Kapia a pour bagages, un petit sac en toile et trois tam-tams.

– Mon fils, dit-elle en le serrant dans ses bras. Est-ce là tes outils ?
Tu es menuisier ou musicien ?
Kapia ne répond pas. Il sourit et son regard croise celui de Maï.
A la fête, Kapia joue du tam-tam. Sa musique est si belle que le village entier est sous le charme.
Tout le monde chante et danse.
Maï essaye de parler au jeune garçon.
Elle lui dit bonjour, elle lui propose des beignets qu’elle a fait elle même, elle le sert, lui offre à boire, lui dit bonsoir aussi, quand elle part se coucher à la fin de la fête.
Mais à aucun moment il ne lui répond.
Il ne dit ni oui, ni non, ni merci, ni bonsoir.
Maï en est toute dépitée.

Le village est encore endormi quand elle va rejoindre son baobab préféré.
Appuyée au tronc immense, elle pose sa joue tout contre, sans rien dire.
Le jour se lève, mais un ciel d’orage prolonge l’obscurité de la nuit.

– Bao – Bab – Bam, dit le coeur de l’arbre, tu ne dis rien, aujourd’hui ?
– Je suis un peu triste, dit Maï.
– Je le sens bien, répond le baobab. Elle n’était pas bien, cette fête ?
– Mais si…
– Tu es amoureuse de Kapia, petite fille ?
– Tu m’énerves à tout deviner !
– Bao – Bab – Bam. Sache que son coeur bat pour toi.
– Tu dis n’importe quoi ! S’écrie Maï avec amertume. Il ne m’a pas adressé la parole de tout le jour ni de toute la soirée. Le baobab alors, se met à frémir, comme s’il était secoué de rire, et Maï se recule un peu car le tronc de l’arbre vibre tant qu’il lui chatouille la joue.
– Bao – Bao – Bab – Bab, rit le baobab. N’as tu pas remarqué qu’il n’adressait la parole à personne ?
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est muet !
– Muet !? Pourquoi ne me l’a t-on jamais dit ?!
– C’est une histoire taboue, car il fut le jouet des génies. On dit qu’il arriverait malheur à qui parlerait de ça.
– Oh, baobab, raconte-moi!
  

Baobab bam

Maï enlace de ses petits bras l’énorme tronc d’arbre. Il est si grand qu’il faudrait une cinquantaine de petites filles comme elle pour en faire le tour.Elle applique son oreille tout contre l’écorce pour bien écouter, mais elle n’entend que des battements de coeur.– Bao – Bab – Bam – Bao – Bab – Bam.
– Allez, s’il te plaît, raconte !
– Bao – Bab – Bam.
– Je t’en supplie, baobab !
– Bao – Bab – Bam, s’obstine le géant.
– Mais baobab, il ne m’arrivera pas malheur, puisque je ne raconterai rien.
Tu sais bien que je sais garder les secrets. Je n’ai jamais dit à personne que nous parlions ensemble, toi et moi, par exemple.
– Bab – Bao, soupire le baobab. Tu as gagné. Alors écoute moi bien.

Tu n’as pas connu la Grande Saison Sèche qui dura treize lunes. Tu n’étais pas encore née.
La saison sèche, cette année là, arrive et elle ne finit pas. Les jours et les nuits se succèdent sans qu’une seule goutte de pluie ne tombe du ciel.
Les antilopes et les éléphants fuient la savane jaunie.
Les lions affamés attaquent les dernières chèvres maigres, puis désertent à leur tour. Ne restent que les vautours et une poignée de hyènes.
La terre se fissure, se craquèle. Le marigot n’est plus qu’une flaque d’eau croupie.
Le soleil est blanc. Un vent de sable brûlant teinte le ciel d’une lumière jaune.
Plus un oiseau ne chante. Plus un grillon ne crisse. Plus un singe ne jacasse.
C’est dans ce monde de silence et de poussière que Mama Fatou attend son bébé Kapia.
Baobab bam

Elle a très peur, Mama Fatou, de ne pas pouvoir nourrir son petit, quand il ne sera plus à l’abri de son ventre.
Elle se lamente, elle crie au ciel :
– Qu’ai-je à offrir à mon enfant ? Une terre déserte où rien ne pousse ? Une savane aride vide de tout gibier ? Un marigot qui ne peut étancher aucune soif ? Aiiii ! Qu’ai-je à offrir à mon enfant ?
Mama Fatou se lamente tellement que le ciel, dit-on, entend sa complainte.
Un terrible éclair déchire la nuit. Kapia nait à l’instant où la pluie tant attendue met fin à la Grande Saison Sèche.
– Mais, baobab, dit Maï, il est né muet ?
On dit que le génie de la foudre a volé la voix du bébé. Mais la pluie tombe, cependant, crépite sur le sol comme une musique. Elle bat et tambourine de mille et mille rythmes, comme sur la peau d’un tam-tam. On dit que le génie de la pluie a donné à Kapia sa musique.
– Oh ! C’est pour cela qu’il est si bon musicien ?
Bao – Bab – Bam. Ecoute-moi, petite. Son coeur bat pour toi.

Lorsque Maï, toute joyeuse, rentre au village, elle trouve sa mère Awa en grande conversation avec Mama Fatou. Celle-ci pleure, fait de grands gestes, comme s’il était arrivé un malheur.
– Il ne veut plus être menuisier. Il veut être musicien ! Tu entends ? Un saltimbanque ! Gémit- elle.
– Il joue très bien, dit Mama Awa. Pourquoi ne pas le laisser faire ? Tu sais bien qu’il a un don.
– Il est doué en menuiserie, aussi ! Ça oui, c’est un vrai métier ! Mais il a quitté son travail !
– Mama Fatou, calme toi. Il est honnête et serviable. Il t’aime et te respecte. C’est un bon fils. Et puis qui sait ? Peut-être qu’un jour il deviendra célèbre ?
Mais Mama fatou est inconsolable. Elle n’entend pas les mots rassurants de Mama Awa.

Maï, silencieuse, s’éclipse discrètement. En sortant de la case, elle tombe nez à nez avec Kapia.
Il avait tout entendu, derrière la porte. Il sourit tristement.
Il fait un geste de la main pour dire son désarroi.
Maï a le coeur qui cogne presque aussi fort que celui du baobab.
Elle se souvient des paroles du géant.
Bao – Bab – Bam. Son coeur bat pour toi.
Elle tend ses bras vers Kapia, et tous deux marchent main dans la main, jusqu’au marigot. 

Baobab bam
Là, ils se mettent à genoux au bord de l’eau et Kapia dessine un coeur sur le sable, avec son doigt.
Puis il écrit :
– Je pars demain. Ma mère ne veut plus de moi.
Maï a le coeur serré. Elle dit :
– Mais non, elle est seulement déçue. C’est vrai que tu ne veux plus être menuisier ?
Elle lit à voix haute la réponse que trace Kapia :
– Je serai musicien.
– Et tu reviendras ?
– Oui, écrit Kapia. Je viendrai te chercher si…

Il n’a pas le temps de marquer « si tu es d’accord », parce qu’un énorme coup de tonnerre éclate dans le ciel noir. Les premières gouttes tombent. Ils courent pour se mettre à l’abri quand un immense zig-zag de lumière descend sur la savane.

Maï pousse un cri.
La foudre est tombée sur son baobab, là-bas !
Suivie de Kapia, elle court, elle court, sous la pluie battante, vers l’arbre en feu. Quand l’orage est passé, quand le vent chasse les derniers nuages, quand le soleil brille haut dans le ciel, Maï est toujours là, à pleurer en silence devant son baobab calciné.
Elle n’entend plus battre le coeur du géant.
Elle a beau écouter, il n’y a plus de Bao – Bab – Bam.
Kapia l’interroge du regard, mais Maï ne dit rien. Elle ne peut plus parler. Le génie de la foudre a tué le baobab. Il a pris la voix de la jeune fille aussi.
Kapia a l’air de tout comprendre. Il la soulève dans ses bras, toute légère et brûlante.
Il la ramène chez elle. 

Mama Awa est d’abord inquiète, puis affolée devant la fièvre et le silence de son enfant.
– Ma petite fille, qu’est-ce que tu as ? Tu trembles ! Pourquoi ne dis-tu rien ? Parle-moi !
Elle allonge Maï, la couvre, lui donne à boire, s’affaire autour du feu pour lui préparer un breuvage de plantes.

Les gens du village alertés défilent au chevet de la jeune fille en apportant des médicaments divers, des cadeaux, de la nourriture ; ils essayent de la distraire et surtout de la faire parler, lui arracher un mot, un rire.
Mais Maï se tait.
Personne cependant, ne voit Kapia s’éloigner vers la savane, avec une machette, une scie, et d’autres outils encore.
Au soir, il n’est toujours pas revenu. Mama Fatou l’appelle, le cherche partout. Au matin, il n’est toujours pas là. Mama Fatou pleure :
– Il est parti sans même me dire adieu ! J’ai été trop dure avec lui ! Je suis une mauvaise mère !
Qu’il soit musicien s’il le désire, mais qu’il me revienne, mon pauvre fils ! Tout est de ma faute !

Trente jours passent.
Tous les gens du village sont tristes et inquiets du mutisme de Maï et de la disparition de Kapia.
La jeune fille n’a plus de fièvre, mais elle n’a pas retrouvé la parole, et elle reste très abattue.
Elle n’ose pas retourner voir le baobab.
Elle se dit que c’est à cause d’elle, qu’il est mort. 

 

Baobab bam

 

Il lui avait pourtant bien dit qu’il arriverait malheur à qui parlerait de l’histoire de Kapia.
Mais elle l’a forcé à tout raconter. Elle ne savait pas que les génies pouvaient se mettre en colère après un arbre.
Elle pense à Kapia aussi. Il lui manque tellement !
Quant à Mama Fatou, elle erre comme une folle en ressassant toujours les mêmes paroles :
– Il est parti sans me dire adieu ! C’est de ma faute ! Soudain, à l’aube du trente et unième jour, un étrange bruit enfle et résonne, grave, lourd, lancinant et sourd, battant comme un coeur. 

  Bao – Bab – Bam – Bao – Bab – Bam  
Tous les gens du village, surpris, sortent de leurs cases.
Kapia se tient debout devant eux, dans le soleil levant.
Il joue sur un énorme tam-tam que personne n’avait jamais vu, une musique formidable, un rythme, une résonance, que personne n’avait jamais entendus.

Maï, bouleversée, pleure et rit à la fois, d’un vrai rire sonore.
Elle écoute Kapia.
Elle sait qu’il joue pour elle, de ce tam-tam en bois de baobab.

Et le tam-tam dit :

    Bao – Bab – Bam – Bao – Bab – Bam Son cœur bat pour toi.  
 
  Hiver 2000

 

Baobab bam

Le silence des boîtes à meuh

Ex plouc devenue citadine, j’ai gardé certains réflexes.
Comme celui d’entendre porc lorsque l’on me parle de port, par exemple.
(cf : La fête du porc)
Mais, nouvellement citadine, je suis en train d’acquérir d’autres réflexes
dont je ne suis pas très fière.
J’étais chez mes amis à La Saulée, dans leur maison en bois,
après-midi calme, silencieuse.
Il y a plusieurs qualités de silence.
Le silence à la campagne est un silence de vent dans les arbres,
d’oiseaux (de corbeaux surtout, l’hiver) et de feu qui ronfle dans le poêle.
Ce jour-là il était émaillé de clarines (oui, j’en ai parlé quelque
part ailleurs) parce que les chèvres chômaient autour de la maison.
Ce silence fut soudain traversé par un mugissement plein, rond,
mécanique tant il était parfait.
Surprise, j’ai regardé leurs mains. Je me disais Pas eux, quand même…
Pas ici !
Les mains de Lui roulaient une cigarette, les mains de Elle
tenaient un tisonnier qui trifouillait dans le poêle à bois
pour relancer les flammes.
       – Elle est où, la boîte à meuh ?
 
Il y a plusieurs qualités de silence.
Le leur fut d’abord interloqué, puis affligé. Voire condescendant.
                                …                
Le mien fut d’abord confus puis au bord du rire.
                                …
(oui bon, ça va)
Mais aussi, je les ai toujours connus avec des chèvres et ça ne fait pas
très longtemps qu’ils ont des vaches.
Et puis j’ai revu Delicatessen récemment.
Alors hein…
 
8 février 2012

La lettre en héritage

Connaître son origine.
Bringuebalée sur la planète depuis ma naissance, déracinée, transplantée, déracinée encore et encore, j’ai toujours été fascinée par les gens qui étaient en mesure de dire qu’ils venaient d’un pays particulier, d’une région bien précise, le nom de leur famille est écrit sur les tombes de la moitié du cimetière de leur village.
De nationalité Française, je suis née dans un Vietnam dont je n’ai aucun souvenir, j’ai grandi dans différents pays d’Afrique dont je n’aurai jamais la culture (même si à 10 ans je voulais prendre la nationalité Gabonaise et ne comprenais pas que cela ne soit pas possible), c’était un arrachement à chaque fois qu’il me fallait quitter un pays et les amis que j’y laissais. J’enviais les gens qui avaient des racines, une source en quelque sorte.
J’enviais les gens qui pouvaient revenir à la source.
Pour être une expatriée, il faudrait d’abord avoir une patrie.
Je ne sais pas où est la mienne.
Je m’en suis accommodée. Le mot Patrie ayant pris une connotation Bleu Blanc Rouge mon cul, comme dirait Zazie dans le métro, je m’en suis plus qu’accommodée.
Je me suis mise à revendiquer mon statut de citoyenne du Monde, puisque je n’avais pas le choix d’un drapeau Vert Jaune Bleu à brandir. A la rigueur un petit drapeau Conf’ jaune avec un arbre et un soleil, du temps où je trempais mes racines dans un pralin de terreau/compost bio.
Même ma grand-mère, même mon grand-père, n’avaient pas le nom que je porte.
Mes racines, mon origine, sont contenues dans une lettre léguée par ma grand-mère.
Ma grand-mère et son témoignage de femme vietnamienne, dissidente politique pendant la Guerre du Vietnam.
Ma grand-mère et sa grandeur d’âme d’avoir béni le remariage de ma mère sa belle-fille, avec un homme que je considérais comme mon père puisqu’il m’a élevée depuis l’âge de 6 ans.
Je dis bien léguée, parce que je ne pouvais pas recevoir de plus bel héritage.
Je vous livre cette lettre ici :

J’ai recopié fidèlement la lettre reçue de ma grand-mère.
Le style est insolite parce que le français n’était pas sa langue maternelle évidemment.
Il faut savoir qu’elle parle d’elle à la 3ème personne parce que le je n’existe pas en vietnamien.

 

                                      THI NGHE, Gia-Dinh 1er Novembre 1970

A ma chère fille France et mes chers petits-enfants, Geo, Jacky et Colette

Cette lettre a pour but de souhaiter à ma fille la mère de mes petits-enfants une très bonne santé ainsi que pour les enfants.
Pour ceux-ci je désire les voir tous les jours plus sages, plus travailleurs pour devenir plus tard l’image de leur feu papa Léon et afin de récompenser leur bien-aimée maman qui vous élève avec tant de sollicitude et de tendresse.
Votre cher regretté papa n’est plus mais je suis persuadée que son esprit vous assiste toujours dans les combats pour la vie et certainement satisfait de vous, tous les continuateurs de la lignée des Daviles.
Sachez que Mémé vous aime passionnément, qu’il est impossible de traduire ses sentiments en paroles parce que vous êtes la chair et le sang de feu Léon et Léon est le fils unique de Mémé et ce fils unique a donné la vie à Geo, Jacky et Colette.
 
La mort prématurée de Léon pèse lourdement sur votre chère maman et vous trois mes chers enfants. Mémé a aujourd’hui 84 ans d’âge et vit loin, très loin de vous et sa tristesse est grande en pensant que sa dernière heure se passera dans la solitude… avec un petit espoir que dans l’avenir un des quatre parmi vous aura l’occasion de visiter sa tombe dans un cimetière de Saïgon.
Mémé désire beaucoup que vous fassiez à son intention un petit sacrifice en lui construisant une tombe, quelque chose en maçonnerie pour éviter l’effacement par le temps.
J’espère que vous seriez bien gentils en recommandant à M. Henri Moïse de s’occuper de la construction de la tombe après ma mort et mes voeux seront comblés.
 
A la réception du télégramme de Wellington annonçant la mort de Léon, Mémé a perdu connaissance pendant plusieurs heures. Le choc était terrible et la douleur immense.
Dans les photos des obsèques de Léon, Mémé remarque un peloton de soldats, baïonnettes au canon et des gradés pour honorer les deux galons du lieutenant Léon Daviles de l’Armée Française et diplomate détaché en Nouvelle-Zélande.
Les membres du corps diplomatique suivaient le corbillard. Le cercueil est drapé du drapeau tricolore et couvert de couronnes. Le cercueil était transporté dans une chapelle de l’endroit pour les cérémonies d’absolution avant l’embarquement sur un bateau partant pour la France et enterré à Nice. France et mes petits-enfants avec Chi Tam rejoignaient la France par avion.
 
Chi Tam, nourrice de Colette, accompagnait Léon, sa femme et les enfants à Wellington. Colette n’avait que 5 mois.
Quelques temps après le décès de Léon, Monsieur Toulza a envoyé à Mémé une délégation de pouvoir pour désigner à ses petits-enfants un tuteur.
L’autorisation devait être signée et légalisée par le Consulat Français de Saïgon et Mémé a fait le nécessaire.
Très peu de temps après, Mémé a reçu de M. Moïse la nouvelle du décès de son frère M. Toulza, papa de France et grand-papa de mes 3 petits-enfants.
La nouvelle m’a beaucoup navrée. Les 3 petits orphelins seront privés désormais de la protection et l’éducation nécessaires pour leur jeune âge. Ils sont pour ainsi dire doublement orphelins.
Quand la nouvelle était parvenue à mémé que Chi Tam se mariait, Chi tam est une sorte de seconde mère pour Colette, Mémé pense que Colette doit être très triste et mémé partage sa tristesse.
 
Après ces évènements, France a informé Mémé qu’elle va se marier.
Ainsi mise au courant du second mariage de France, malgré la tristesse que Mémé ressentit, mais pleine de compréhension, Mémé l’approuvait tout à fait.
Léon est mort laissant votre maman et vous trois sans soutien. Il lui faut un appui dans la vie et un guide éclairé pour ses 3 petits enfants.
Votre maman doit tout d’abord penser à vous trois et Monsieur Estinès qu’elle a choisi est pour vous un digne tuteur, indispensable pour vous guider dans les méandres de la vie.
Dans la vie civile Monsieur Estinès occupe une situation bien en vue des plus honorables. Il est un homme sérieux et bon. Mes chers petits enfants, Mémé désire et vous recommande d’avoir pour Monsieur Estinès beaucoup de bons sentiments et de respects comme pour votre propre papa Léon. C’est lui qui s’occupe de votre éducation et votre avenir à la place de votre regretté papa.
Ce faisant votre maman serait contente et heureuse.
Mes chers enfants vous êtes déjà assez grands et Mémé désire que vous n’oubliez pas ses recommandations. Votre maman France est une femme accomplie, elle reste pour Mémé après le remariage, une fille dans le plein sens du mot. La douce civilisation orientale veut que la jeune fille est rentrée dans la famille du mari comme si elle y est née et la bru est considérée comme propre fille de la famille du conjoint.
Donc France est la propre fille de Mémé et ses sentiments pour Mémé sont parfaitement filiaux.
 
Pour la même occasion, mes enfants, Mémé vous rappelle la généalogie de votre regretté papa qui sera pour vous une sorte de culte pour l’avenir :
 
Votre grand-papa était un grand Administrateur Résident de France en Indochine.
Il était gouverneur de la province de THAI-NGUYEN au Nord Vietnam. Il a pour nom Darles.
Et votre Mémé est fille d’une famille de lettrés au Tonkin.
Le papa de Mémé était reçu licencié en grade mandarinal mais ne voulait pas collaborer avec les Français de l’époque. Il refusait les postes d’administrateur qu’on lui désignait. Il se faisait maître d’école et vivait retiré.
Le papa de Mémé est mort quand Mémé a 15 ans laissant une veuve et 3 enfants dont Mémé est l’aînée.
Mémé est aussi lettrée en caractères chinois et partageait les opinions politiques de son papa, c’est à dire non sympathisante avec les colonialistes français.
Mémé a été arrêtée en 1914 pour délit d’opinion et mise en prison à Nam Dinh, section politique. Relâchée quelques temps après faute de preuves.
Arrêtée peu de temps après de nouveau, Mémé fut envoyée à Thai-Nguyen pour être rejugée devant le Résident de Thai-Nguyen M. Darles.
M. Darles a forcé Mémé à devenir sa femme et plus d’un an après Mémé était enceinte de Léon et l’a mis au monde.
L’évènement coïncidait avec la venue à Thai-Nguyen, venant de France de Madame Darles épouse légitime.
Désespérée Mémé quittait Thai-Nguyen avec Léon pour rejoindre Nam Dinh vivre avec la man de Mémé pour l’aider dans ses affaires de commerce.
A 6 ans Léon suivait l’école communale où le quôc-ngu était la base.
A 9 ans Léon suivait les cours de l’école des orphelins Eurasiens à Hanoï dont M. Tissot était président fondateur après avoir pris sa retraite.
M. Tissot était administrateur Résident à Nam Dinh puis Résident supérieur à Hué et grand ami de M. Darles. Quand il a su que Léon était le fils de son ami Darles, il voulait être le parrain de Léon et l’envoyer au lycée Albert Saraut à Hanoï comme pensionnaire.
Après avoir été reçu au bachot complet, Léon faisait son service militaire à Tong-Son-Tay comme artilleur. Il y suivait les cours des Officiers artilleurs et quittait l’armée avec le grade de Lieutenant de réserve.
M.Tissot a convoqué M. Darles de Saïgon à Hanoï et en présence de Léon et Mémé.
Après la confrontation, M. Darles prenait sa résolution de rentrer tout de suite en France pour légaliser la situation de Mémé et de Léon.
M. Darles prenait le bateau la semaine qui suit pour la France mais en cours de route, il était tombé malade et après le débarquement en terre française il rendait le dernier soupir.
M. Tissot télégraphiait à Léon la nouvelle du décès de M. Darles et quand il rentrait de Tong pour conférer avec M. Tissot à Hanoï, Léon le trouvait mort aussi de rupture de veine.
C’est fini… Léon se dirigeait à l’hôpital de Lanessan et tombait à genou devant son lit de mort.
Léon pleurait longtemps auprès du corps de M. Tissot. Il se plaignait de son sort maudit parce qu’il est toujours au loin quand son papa était mort et aussi quand son cher parrain quittait ce monde, les deux êtres qu’il vénérait.
Mémé était à son côté et lui parlait de son avenir.
Pour tranquilliser Mémé il a dit avec force qu’il était seul maintenant avec le combat pour la vie.
Mais avec les 2 bachots en poche, il ne doutait pas de l’avenir. Soyez tranquille mère, quel qu’en serait mon sort, nous vivrons toujours ensemble. Si mère s’en va, partout où ma vie me mènera, j’emporterai vos cendres avec moi. Et le sort a ravi léon, en pleine jeunesse.
Léon est mort avant Mémé et Mémé vit seule à Saïgon.
 
C’est M. Tissot qui a donné à Léon le nom de Daviles dans lequel il y a 5 lettres du nom Darles, car les circonstances n’ont pas permis à Léon de porter le nom de son propre père.
La lignée des Daviles commence par votre papa et vous ses 3 enfants.
 
Après le service militaire, Léon était admis au service de la Sûreté par concours et affecté à Haiphong, ensuite à Hanoï où après le coup des Japonais le 9 mars 1945, il fut arrêté
par ces derniers, martyrisé et enfermé dans un des camps de concentration à Hoa-Binh.
Peu de gens en sont revenus. Libéré après la défaite japonaise, il reprenait le service et se battait contre les Viet-Minh. Réaffecté après à Haïphong où il se mariait avec France, ils rentraient en France tous les deux. Geo est né en France quelques mois après.
 
Un décret du gouvernement était venu en ce temps là pour retenir tous les fonctionnaires français en France qui partaient en permission, sauf les fonctionnaires du corps diplomatique.
Léon a dû subir un nouveau concours pour la nouvelle branche d’activité.
Réussi, Léon demandait à revenir en Indochine et fut affecté comme Vice-Consul à Saïgon, juste pendant la défaite de Dien Bien Phu.
 
Dès l’installation de Léon et sa famille à Saïgon, Mémé liquidait son hôtel exploité à Haiphong pour venir habiter avec Léon et sa femme et Geo à Saïgon.
Impossible pour Mémé de traduire en paroles les quelques années de félicité que Mémé vivait entre ses enfants et petits-enfants.
Léon fut affecté après ces quelques années heureuses pour Wellington en Nouvelle-Zélande.
 
Geo et Jacky étaient encore très petits et Colette avait à peine 5 mois. Ils ne pouvaient distinguer en quoi que ce soit leur vieille Mémé. Si Mémé ne pouvait partir en même temps que ses enfants et petits-enfants en Nouvelle-Zélande, c’était d’abord son état de santé et la distance est plus du double de la France. Mémé devait à contre coeur rester à Saïgon pour attendre pendant 3 ans la fin du séjour de Léon à Wellington pour partir tous ensemble pour la France.
Le destin a disposé que Léon doit mourir à son poste après un peu plus de 2 ans, le 3 juillet 1962, à Wellington. Le 3 août 1962 M. Jean-Pierre Morgan était venu rendre visite à Mémé et avait conseillé d’aller trouver le Consul Général de France Jobez pour demander à être admise à l’hospice de Thi-Nghé où un grand nombre de Français hommes et femmes sont pensionnaires.
M. Jobez a bien voulu accueillir ma demande et Mémé est à l’hospice depuis le 5 août 1962.
Le service social Français de Saïgon dépense pour chaque assisté 4000 piastres de pension et 400 piastres comme argent de poche par mois.
A cause de la guerre civile au Vietnam qui dure depuis 20 ans, la montée des prix est presque centuplée et la ration de l’hospice est assez maigre. Le service social Français de Saïgon s’occupe aussi des obsèques pour les morts. Si quelqu’un possède encore des parents, ces derniers sont prévenus dès le décès et si la situation le permet, on construira pour le mort un tombeau en maçonnerie pour prévenir la perte très possible des tombes abandonnées.
Encore une fois, Mémé insiste instamment auprès de sa fille et ses petits-enfants de faire pour Mémé ce que ma fille a fait pour Léon et son feu papa à Nice.
 
La seule consolation pour Mémé depuis son admission à l’hospice, c’est l’aide qu’elle reçut de sa nièce, fille de sa soeur cadette, réfugiée du Bac-Viet. Cette nièce est veuve. Elle travaille pour nourrir son enfant qui a 13 ans. C’est elle qui aide Mémé dans les travaux de ménage et s’occupe de Mémé quand la santé va mal.
Mémé souhaite récupérer un de ces jours les biens assez importants qu’elle laisse au Nord Vietnam dans son pays natal. Mais en ce moment c’est chose impensable.
 
Dans les lignes précédentes, Mémé raconte pour ses petits-enfants les faits principaux concernant la lignée des Daviles pouvant servir comme arbre généalogique de la famille pour les générations futures.
 
France ma fille, Mémé vous recommande que les lignes qui précèdent soient recopiées en plusieurs exemplaires à la machine pour conserver une sorte d’héritage pour les 3 petits Geo, Jacky et Colette afin qu’ils sachent l’origine de leurs ancètres et la lignée des Daviles dont ils sont issus.
 
Je m’arrête, mes pensées sont toujours auprès de vous et vous accompagnent tous les instants de ma vie.
 
Mémé vous embrasse bien fort cent et cent mille fois sa fille France et ses petits-enfants Geo, Jacky et Colette.

                                                                                      

 

                                                                  Signé : Daviles Chu Thi Lan

 

 

Symphonuit

J’ai à peine oublié de dormir
Que le matin est déjà là
Cette nuit, sur ma page
J’en connais la musique
Une blanche vaut deux noires
C’est du silence, en l’air jeté
Un silence dédié
La fenêtre pâlit par-dessus mon épaule
L’aube mord à pleine lune
A même la pulpe des nuages

24 janvier 2015
Publié à La Barbacane n°99
Extrait de L’or saisons Editions Tipaza