Quinzième volet
Voyage…
Chronique petzouille
Nous avions prévu de partir « tôt » mais l’asperseur d’arrosage s’est bouché alors que je venais de le régler pour la nuit dans le champ de patates. Il m’a fallu remonter jusqu’à la maison, chercher une clé de 9, redescendre, démonter l’appareil, enlever le gravier coincé dans le gicleur (ça arrive souvent l’été, quand le niveau du captage de la source baisse), envoyer un coup d’eau dans l’asperseur pour être sûre qu’il ne reste rien, envoyer le gicleur gicler dans l’herbe (ça arrive souvent l’été quand le niveau de fatigue monte et ça énerve), passer un temps fou à ne pas le trouver, aller prendre un autre asperseur dans les carottes et le planter au milieu des patates.
– Maman il est 8 h, crie mon fils. Il crie parce qu’il est à la maison tout en haut et que je suis tout en bas.
8 h, c’est l’heure à laquelle nous aurions dû partir. Parce qu’il faut trois quarts d’heure de route pour aller chez les copains.
Arriver à 20 h 45 c’était parfait. Ça leur laissait le temps de finir la traite de leurs chèvres et nous arrivions juste pour les aider à mettre le couvert pour les quelque trente personnes prévues.
Les chiens, chat, cochons sont nourris. Il me reste à me doucher, coiffer (pour une fois), enfiler ma nouvelle très jolie robe dénichée à la Friperie des Vallées.
Emballer le marbré au chocolat dans un linge, ne pas oublier le vin et le panier de légumes tout frais cueillis pour la circonstance.
Je suis enfin prête.
Mes sandales en cuir neuves font sprouitch sprouitch quand je marche (je ne m’en étais pas rendu compte lors de l’achat pff c’est la première fois que je les mets).
Les chiens boudent. Ils savent qu’il y a du départ dans l’air. Ils boudent tellement qu’ils n’ont pas entendu le 4×4 verni noir descendre le chemin. Il faut dire que le moteur de la nôtre tourne déjà et que le bruit du pot d’échappement couvrirait presque le bruit d’un avion à réaction. Ils semblent se réveiller au claquement de deux portières et s’étranglent presque à force d’aboyer.
J’ai la main sur la poignée de la mienne (de portière). Elles sont deux. Deux dames. Quarante et soixante ans. La première est blonde et très bronzée avec des lunettes de soleil alors qu’il n’y a plus de soleil. Pantalon beige chic au pli parfait, talons haut-perchés précautionneux sur le chemin en terre. La seconde est permanentée blanc rose, jupe grise à godets qui godoie en-dessous des genoux.
– Bonsoir. On vient vous acheter une salade, dit la plus jeune derrière ses lunettes noires.
– Une salade ? Maintenant ?
– Oui, pour ce soir.
J’ai un regard vers la campagne, tout en bas. Tchika tchik, l’asperseur tourne bien sur les patates que l’on voit à peine d’ici, parce qu’elles ont encore peu de feuilles. Les salades, on ne les voit absolument pas parce qu’elle sont encore plus bas que les patates.
Je pense une fraction de seconde à mes sandales qui couinent. Il me faudrait les enlever pour chausser pieds nus les bottes en caoutchouc car l’arroseur est en train de tremper le chemin.
J’imagine la descente et surtout la remontée, la sève laiteuse de la salade qui noircit les doigts, l’immanquable trace de terre humide sur ma robe
– Non, je ne peux pas, on doit partir, dis-je.
non mais vous avez vu l’heure ? Je pense. Il est 21 h.
– Même une ?
Surtout une !
– Ça ne va pas être possible, elles sont tout en bas…
– Et ça ?
La jupe à godets me montre du doigt le panier que je tiens à la main. Une grosse batavia bien fraîche en déborde, par dessus les carottes nouvelles et les poireaux et le marbré.
Je donne une tape agacée à la chienne qui farfouille sous ladite salade parce qu’elle sent le gâteau.
Rex attaque ! (mais aucun de mes chiens ne s’appelle Rex)
– Ça c’est pour des amis. Qui nous attendent, nous sommes très en retard. Si vous voulez des légumes, venez lundi, c’est notre jour de cueillette.
– On voulait juste une salade pour ce soir. Lundi on n’est pas là, on repart dimanche. Mais vraiment, vous ne voulez pas nous vendre une salade ?!
– Non, désolée.
– Alors vous refusez de vendre ?, Dit la plus âgée (je vous jure, on entend l’italique dans la voix).
Oh le ton de mépris indigné… Oh les grosses vaches (elles ne sont pas grosses) de résidus secondaires. Sans doute frustrées de ne pas pouvoir dire : nous avons mangé une salade bio achetée à la ferme, elle était succulente quoi…(prononcez côôaa)
Au lieu de ça, elles diront :
Il y a des paysans deux kilomètres après le village, on ne peut rien leur acheter. Comme s’ils n’avaient pas besoin de vendre ! Alors qu’on voit bien qu’ils n’ont pas les moyens. Rien que leur voiture, elle fait un bruit é-pou-van-table.
Le Taï chi
Tous les lundis matin je fais du Tai Chi.
C’est-à-dire que…
Ça fait deux mois que j’ai commencé.
A y penser, je veux dire.
Je fais du Tai Chi avec Martine. Nous nous sommes motivées toutes les deux.
Ça fait beaucoup de bien au corps, au cœur, à la tête. Pour la respiration y a pas mieux.
J’ai cours tous les lundis matin de 10 h à 11 h 30. Ce sont les horaires d’hiver.
C’est gratuit et ça se passe en plein air.
Bon, la première fois, il a plu des cordes, nous n’avons pas pu y aller.
Le lundi suivant, décidément c’est pas de chance, j’ai consulté la météo le dimanche soir et ils annonçaient encore un sale temps. Alors j’ai traîné, sachant que je n’avais pas à mettre mon réveil.
J’ai passé presque une nuit blanche, à écrire, à écouter de la musique, à bidouiller sur ma table de montage vidéo.
Le jour se levait quand je me suis enfin endormie.
Je me suis réveillée tard. Les météorologues devraient penser à regarder par la fenêtre avant d’annoncer le temps qu’il fait. Il y avait un grand soleil. Zut, trop tard pour aller au cours de Tai Chi, c’était déjà lundi et quart !
J’ai téléphoné à Martine pour savoir comment c’était, le cours ? Mais elle avait tout simplement oublié d’y aller.
Bon promis, lundi prochain on y va. Motivées. Ça fait trop de bien au corps, au cœur, à la tête.
Depuis, il pleut tous les lundis.
Ou alors j’ai un truc urgent important et prioritaire à faire.
Ou alors je ne suis pas là.
Ou alors comme ce matin, j’oublie. Il était déjà lundi et demi quand j’ai réalisé que c’était le jour du Tai Chi.
Ça fait longtemps que je n’ai pas revu ni même appelé Martine. On ne se voit plus depuis qu’on fait du Tai Chi.
Bientôt ça va être les horaires d’été : de 8 h à 10 h 30. Je sens que ça va être encore plus lundi trop tard.
Si ça continue, j’arrête.
Alors caisse tu fous là devant ton ordi, (sic) t’es pas au Tai Chi ?, pensez-vous (hein que vous le pensez ?).
Eh ben non, y a Tai Chi tous les lundis sauf les lundis de Pentecôte…
Savez-vous qu’il y a quelques lundis de ça, j’y suis allée au Tai Chi ? Si si.
Mais bon c’était déjà lundi trois quart, je savais que j’étais en retard. Mais c’était juste pour voir un peu où c’était et comment ça se passait.
Vous n’allez pas me croire mais j’ai pas trouvé ! Aucun gugusse en train de faire du Tai Chi dans le jardin où était censé se dérouler le cours.
Et comme il y avait un monde fou qui faisait la queue à la mairie-annexe où j’aurais pu me renseigner, je suis rentrée chez moi.
Ma copine Martine m’a dit que je ne m’étais pas trompée de lieu mais que les cours étaient sûrement passés à l’heure d’été…Je suis donc arrivée 3/4 h après la fin du cours.
Le Tai Chi c’est pas pour moi finalement.
M’en fous, l’année prochaine je vivrai dans l’arrière-pays et je ferai du yoga avec ma copine Christine. Nous sommes motivées toutes les deux.
Le yoga ça fait beaucoup de bien au corps, au cœur, à la tête.
20 mai 2013
Mira
Le sentu
Enfoncer alors précautionneusement le tournevis (les chercheurs de truffes ont sans doute d’autres outils mais mon gros tournevis ébréché faisait très bien l’affaire). Humer encore. Il arrive que le sentu disparaisse. Volatilisé. Chercher dix centimètres plus loin. Ou vingt. Jusqu’à capter à nouveau le parfum. Jusqu’à ce qu’il se précise. Le tournevis soulève la croûte de givre et la main creuse. Parfois les truffes affleurent à la surface, parfois il faut creuser plus profond. L’impression que la terre cède soudain. Une sorte de minuscule éboulis. Une impression de tiédeur aussi. Le sol semble avoir changé de température. Il n’est plus nécessaire de prendre une poignée de terre pour la sentir parce que l’odeur exhale, envahit les narines, le cerveau, les papilles gustatives. Ce n’est plus nécessaire mais je ne peux m’en empêcher. Sniffer encore et encore. Shootée comme les mouches têtues collées au déblai.
Toucher enfin du bout des doigts une sphère granuleuse, avant même de la voir. Là, il faut poser le tournevis afin de ne rien abîmer. Faire durer le plaisir de la découverte. Je travaillerais avec un pinceau d’archéologue si j’en avais un. Retirer la terre pincée par pincée. Dégager délicatement les racines du chêne ou du pin qui traversent le ravin miniature que je viens de creuser. Le trésor est là. Le diamant noir. Petite boule verruqueuse plus ou moins cabossée que l’on détache de son nid à peine visible de mycélium filandreux. Il arrive que le tournevis fasse un éclat dans la chair veinée de ridules fines. Une grappe de truffes quelques fois. Le plaisir de les tenir dans la main, dans les deux mains quand la grappe est généreuse. Avant de repartir, reboucher le trou soigneusement. Non sans avoir porté une dernière fois aux narines le parfum de la terre qui sent la truffe. Ce n’est pas la même odeur, je la trouve infiniment meilleure. Et rentrer en annonçant triomphalement qu’il y avait du sentu. De la terre sur le bout du nez.
Par la suite j’avais dressé mes chiennes à trouver les truffes. Le cavage avec elles était un plaisir différent.
Il nous arrivait de rentrer bredouilles, il y a des jours où il n’y a pas de sentu. Mais il leur arrivait de détecter les truffes qui n’étaient pas même bien mûres et qui avaient donc peu de parfum.
Et puis ça allait trop vite, c’était trop facile. Je n’avais plus le plaisir de scruter le sol et l’air pour braconner les mouches dorées. Je n’avais surtout plus le plaisir du sentu. La première chienne donnait trois coups de griffes à la surface du sol et n’attendait pas que j’aie extirpé la truffe pour réclamer une friandise. Elle plongeait directement son museau dans la large poche de ma veste pour se servir elle-même (des croquettes ou des biscuits, au début c’était des morceaux de gruyère car c’est avec du gruyère que je l’avais dressée).
Quand plus tard j’ai dressé la seconde chienne, j’avais décidé de ne donner la récompense qu’au retour à la maison. Celle-ci creusait frénétiquement, au risque d’éjecter la truffe et de l’ensevelir dans le déblai. Je l’arrêtais pour pouvoir travailler avec mon tournevis et mes mains mais elle était si excitée d’avoir trouvé, si joyeuse de m’avoir fait plaisir, qu’elle me labourait la figure avec ses griffes dans l’attente d’une caresse. Ou bien elle se vautrait les quatre pattes en l’air dans le trou qu’elle venait de faire.
Elle ne me donnait pas le temps de respirer le parfum de la terre qui sent la truffe. Ce n’est pas la même odeur, je la trouve infiniment meilleure.
* Le sentu est un terme maison. Ce n’est pas un vrai mot de rabassier.
La voisine
Mahamane Ousmane, le nouveau président du Niger annonce que les fonctionnaires seront payés dès demain. Depuis ce matin, son discours passe en boucle à la radio. J’éteins La Voix du Sahel en soupirant. Ce n’est pas trop tôt.
Quelqu’un a secoué la cloche du portail et je vais ouvrir, mon fils sur la hanche.
Une grande femme mince se tient devant moi. Drapée d’un riche pagne vert de bazin brodé.
– Bonjour, je suis votre voisine.
Je ne l’avais jamais vue. Derrière l’immense mur mitoyen, je n’entendais que des voix de femmes et des rires d’enfants. Elle est belle, avec son visage encadré de longues tresses fines perlées de blanc à chaque extrémité.
Je me demande vaguement s’il y a un problème, si nous n’avons pas fait trop de bruit la veille avec nos amis… ? Je l’invite à s’asseoir sur la terrasse tandis qu’elle m’explique :
– Je viens vous demander de l’aide. Pouvez-vous me prêter 5000 francs* pour acheter 25 kg de riz? Nous n’avons plus rien à manger, mon mari n’a pas été payé depuis trois mois. Il est instituteur à l’école en face.
Les anneaux dorés tintent à son bras dans le geste gracieux qu’elle fait en direction de l’école derrière le portail.
Depuis que nous sommes arrivés à Niamey, je n’ai vu cette école ouverte qu’une quinzaine de jours en tout. Quinze jours en six mois, c’est peu. Les enseignants y sont continuellement en grève. A cause des salaires qui ne leur sont pas versés.
– Il va être payé demain, le président l’a dit.
– Je sais, j’ai entendu.
J’ai posé mon petit endormi sur la banquette. Elle me sourit timidement.
– Vous connaissez mon fils, il est venu jouer avec le vôtre, hier.
La veille effectivement, alors que mon petit garçon barbotait dans sa petite piscine gonflable, j’avais entendu des voix d’enfants l’interpeller : anassara** ! J’avais levé la tête. Au-dessus du mur qui nous sépare des voisins, une brochette de bouilles hilares. Six mômes regardaient avec envie mon fils s’ébattre dans l’eau. Il faisait si chaud…
– Anassara !
– Venez, leur dis-je
Ils ne s’étaient pas faits prier, ils étaient arrivés dans une joyeuse bousculade. L’aîné devait avoir 6 ou 7 ans, la plus jeune était plus âgée que mon fils et devait avoir 3 ans. Ils avaient envahi la terrasse, sauté dans la piscine pour rafraîchir la plante de leurs pieds nus brûlés par le dallage bouillant, éclaboussé partout, poussé les petites voitures, enfourché le cheval à roulettes, joué avec les balles, sous l’oeil ébahi et ravi de mon gamin. Ils pépiaient comme des moineaux.
– Mon fils, c’est celui qui a le teint clair, précise ma visiteuse.
Oui peut-être, je me souviens d’un petit garçon au teint clair comme celui de la dame. Je ne parviens pas à me remémorer suffisamment son visage pour établir une ressemblance. Ils avaient joué un moment avec mon fils puis étaient repartis brusquement, comme à un signal mystérieux. Avaient-ils entendu une mère les appeler ?
– Il n’y a vraiment plus rien à manger à la maison. Je vais acheter un sac de riz et je vous rendrai l’argent.
Je pense bien, qu’elle va me le rendre, cet argent. Je la regarde, cette princesse. Tellement de classe dans ses gestes, son port de tête. Je pense à sa dignité. Je mesure tout le courage qu’elle a dû avoir pour venir frapper à ma porte et quémander de quoi nourrir sa famille, ces enfants même père/pas même mère.
Je lui donne 5000 francs que j’ai auparavant glissés dans une enveloppe, je ne sais pourquoi. Par pudeur, pour protéger sa fierté…
– Pourquoi ?
Admettons.
Elle a utilisé ses talents de comédienne. Elle a utilisé la situation mais c’était peut-être la sienne, après tout ? Femme de fonctionnaire sans revenus (il faudra encore attendre trois mois de plus pour qu’une partie du salaire promis soit enfin versé, finalement), voire pire, femme de rien.
Elle aura peut-être utilisé ces 5000 francs pour acheter vraiment un sac de riz ?
**anassara veut dire « le Blanc » au Niger.
Raie d’action

A 10 ans il fabriqua son premier fusil-harpon avec une règle d’écolier en plastique rouge à laquelle il avait fixé un élastique en guise de sandow, une pique à brochette lui servant de flèche.
La mer au Gabon pullulait de poissons. L’eau était si claire que l’on pouvait les voir nager sans porter de masque, pour qui ne craignait pas la brûlure du sel dans les yeux ouverts.
Première plongée : Jack ficha au bout de sa brochette un premier petit mandarosse, puis un deuxième, puis un troisième… Il en pêcha ainsi une dizaine que nous mangeâmes grillés sur un feu de bois improvisé.
Mes parents décidèrent alors de lui offrir un masque, un tuba, des palmes et un vrai fusil-harpon.
Ainsi équipé, ce ne fut plus une passion mais une seconde nature. Mon frère ne cessa d’alimenter la famille en poissons de toutes sortes. De plus en plus gros car il allait les pêcher de plus en plus loin, de plus en plus profond. Rouges, mulets, daurades, barracudas… Il ramenait aussi des raies pastenague que nous mangions au beurre noir avec des câpres. Un régal !
Mes parents avaient une amie, madame Joffre. Jack avait 12 ans lorsqu’elle lui proposa de lui acheter une ou deux raies par semaine.
Mon frère, chaque dimanche soir, livra donc madame Joffre, ses raies attachées au porte-bagages de son vélo.
Cela dura plusieurs dimanches.
Jusqu’au jour où…
Ce soir-là, il n’avait qu’une raie. Mais elle était de taille respectable. Il l’avait comme à son habitude attachée à l’arrière de son vélo.
Route recouverte d’un goudron improbable envahi de sable, de rares lampadaires aux lueurs très jaunes sous lesquels des lycéens faisaient leurs devoirs, n’ayant pas l’électricité chez eux.
Mon frère pédalait vite, tout à ses pensées.
L’euphorie d’une bonne journée sous-marine, plus la fatigue de l’eau et du soleil, plus la joie mêlée de fierté de gagner son argent en allant livrer le butin de sa pêche…
Cette raie était large, donc. Avec ses 60 cm de diamètre, ses ailes débordaient amplement du porte-bagages. Et la queue aussi. C’est long, la queue d’une raie. Ça pendouille et ça ballote. Elle pendouillait tellement qu’elle se prit dans les rayons de la roue lorsque Jack amorça un virage. Cela déséquilibra le vélo qui partit en zigzag. Un piéton traversait la route. Occupé à tenir le guidon qui ne lui obéissait plus, Jack n’eut pas le temps de freiner. Il ne put éviter la collision.
Vols planés. Mon frère d’un côté, la raie de l’autre. Les jambes du piéton emmêlées dans les pédales.
Jack n’avait que quelques égratignures aux mains et aux avant-bras, la raie avait la chair incrustée de grains de sable. Quant à l’homme, il se releva en vociférant, se plaignant de l’accroc qu’il avait à son pantalon, une petite déchirure au niveau du genou.
Il suivit mon frère jusqu’à la maison. Palabres…
Mon père voulut donner à Jack une punition pédagogique. Il lui demanda d’écrire une rédaction pour raconter l’événement.
– Et tu me fais une conclusion pour dégager la morale de cette histoire.
Mon frère s’y attela, peinant potache sur sa copie.
Lorsqu’il eut terminé, il l’apporta à mon père. Celui-ci la lut en silence jusqu’à la fin.
Mais arrivé à la conclusion, il se mit à bégayer :
– Mais… Mais… !
Il en écarquillait les yeux. J’entends encore sa grosse voix :
– Mais… Mais… !
Il tendit la rédaction à ma mère :
– Regarde ce qu’il a écrit, ton fils…
Je n’apporterai plus jamais de raies à madame Joffre.
Colline
Elle a déjà fait l’aller-retour jusqu’au collège (à 20 km) où elle a emmené les grands.
Elle s’apprête à faire la tournée des petits pour les emmener à l’école primaire à 7 km de là.
Un large fleuve de brume d’où émergent les iles des sommets.
Les petits l’attendent ici et là à la bordure des champs, petites silhouettes fantomatiques encore oscillantes de sommeil.
Lorsqu’ils grimpent dans le car, entrent du rire et du froid, l’haleine du givre accrochée au crissement synthétique de leurs blousons.
La jeune femme les accueille avec sa voix qui sourit tout le temps.
Laure est en retard, elle n’est pas au bord de la route.
Deux petits coups de klaxon la font sortir de la maison en pierres.
Elle court sur le chemin de terre, son cartable ballottant sur ses jambes, une moustache de chocolat au-dessus de la lèvre.
Elle tend un papier à Colline.
– Maman m’a dit de te donner ça.
– D’accord ma belle, y a pas de problème.
C’est une petite liste de courses.
1 café
1 filet de mandarines
2 boules de campagne
Efferalgan 1000 effervescent
Colline fourre le papier dans son sac.
Antoine et Jérémy se chahutent, mi-rire mi-pleurniche.
– Eh eh restez assis !
– Il m’a pris mon bonhomme !
– Qu’est-ce que c’est comme bonhomme ? Fais voir ?
– C’est le chevalier noir, dit Antoine tandis que Jérémy tend à Colline le playmobil volé.
– Wouah il est beau, dit Colline en le rendant à Antoine.
Affaire classée…
– Colline, j’ai appris une chanson…
– On arrive, Mathilde. Tu me la chanteras ce soir…
Il fait bleu maintenant, au-dessus de l’école. Des mamans, des gosses, la maîtresse.
Le vieux Gaby est monté dans le minibus qui n’est plus un car scolaire mais devient une navette pour aller au bourg le plus proche, à une demi-heure de là.
Colline échange quelques bises, quelques rires, quelques mots (Tu me prends un pack de lait demi-écrémé ? A propos de pack, ramène-moi de l’eau minérale), décroche par deux fois son portable.
C’est Roger qui voudrait Le Canard enchaîné et Maryse de l’orge pour les chèvres.
Y a pas de problème, répond-elle par deux fois. Elle ajoute les nouvelles demandes à son carnet à spirales dans lequel elle a noté toutes les listes téléphonées.
Elle n’a pas fait cent mètres que Lucie lui fait signe.
– J’ai rendez-vous à 11 h 30 chez le Docteur, dit la nouvelle passagère. Si ça prend du temps, tu m’attends ?
– Y a pas de problème, je n’aurai pas fini avant midi et demie de toutes façons.
Juste à la sortie du village, il y a un panneau d’affichage. Avec un clou.
Sur le clou, quatre bouts de papier épinglés qu’elle arrache en passant simplement le bras par la fenêtre.
Ce sont des listes de commissions qu’elle ajoute aux autres dans son sac.
Un peu plus loin, au niveau de la ferme des autruches (une vingtaine d’autruches incongrues dans cet enclos de terre nue cerné de genêts et de cades), le grand virage luit encore de givre parce que le soleil n’y viendra que plus tard. Un jeune saule tend sa branche lisse et dorée.
Un sac de toile écrue pendu. Colline décroche le sac. Elle le ramènera empli de quatre coulons, comme tous les vendredis.
Comme tous les vendredis, elle commence par la boulangerie (après avoir déposé Lucie devant le cabinet médical et Gaby à la gare).
Elle épluche ses petits papiers pour faire le compte de tous les pains qui lui ont été commandés.
Coulons, baguettes, boules. Quatorze en tout cette fois-ci.
Puis elle va à la Coopérative Agricole.
Elle charge dans son car un sac de 25 kg de blé pour Maryse et deux sacs d’engrais bio pour Jean-Mi ainsi que deux gros sacs de croquettes pour chien.
Pour une fois elle n’a pas à se rendre au grand magasin qui vend des matériaux de construction. Personne ne lui a demandé de remonter du plâtre ou du ciment.
Ensuite elle arpentera la supérette en poussant deux caddies, le portable coincé entre son épaule et sa joue pour répondre Y a pas de problème à Madeleine qui a oublié de mettre « Lessive » sur sa liste mais tu me prends Skip parce que les autres j’aime pas et Manu qui voudrait deux « Fleur du pays » brun.
Y a pas de problème, du sourire dans la voix.
Colline dispatche toutes les courses dans différentes cagettes qu’elle a prises à la sortie du magasin.
Il y a de tout. Plusieurs cafés (avec l’habitude, elle connaît les marques préférées de chacun), fruits, poulets, saucisses, sucre en poudre, en morceaux, farine, boîtes de tomates pelées, paquets de biscuits, du beurre, des yaourts nature pour Madeleine, aux fruits pour Jeanne, du riz, des pâtes, lessive, produit vaisselle, rouleaux de papier toilette, couches pour bébés.
Un paquet de bonbons qu’elle distribuera ce soir aux petits, parce qu’on est vendredi et c’est comme ça qu’elle les récompense d’avoir été sages dans le car toute la semaine.
Après la supérette, elle passe à la pharmacie acheter l’Efferalgan pour la mère de Laure, plus les médicaments pour Roger (il lui a laissé l’ordonnance avec la carte vitale).
La librairie papeterie est juste à côté.
Le Canard de Roger, deux Nice-Matin, (un pour son père, un autre pour Marie-Hélène).
Elle s’offre un Géo spécial Egypte. Elle rêve, Colline, de pyramides et de désert. Depuis toute petite, elle se passionne pour l’histoire de Ramsès II et de Toutankhamon.
En attendant Lucie, elle va boire un café au bar où elle prendra le tabac de Manu en feuilletant son Géo.
A part les achats à la coopérative où tous ont un compte, elle a tout payé. Elle enverra la facture à chacun à la fin du mois. Ne rajoutant que 2 euros par famille et par vendredi, pour le service.
Tout son parcours de la matinée est émaillé de rencontres, bien sûr. Elle connaît tout le monde, tout le monde la connaît.
Elle va remonter avec Lucie, Rose-Marie, qui est revenue de la ville par le train de 10 h 38, et Julien et Marion, deux collégiens qui n’ont pas cours le vendredi après-midi (les autres, elle redescendra les chercher à 17 h, après le ramassage scolaire des petits).
Le trajet du retour est plus long. Elle doit s’arrêter en cours de route pour ramener Rose-Marie, redistribuer toutes les commissions.
Il lui est peut-être arrivé une fois ou deux d’intervertir un paquet de café destiné à untel avec un filet d’oranges destiné à tel autre mais cela est extrêmement rare.
Au niveau de la ferme des autruches, elle s’arrête pour téléphoner. Dans cette vallée, c’est le seul endroit où le portable passe. Conversation presque codée :
– Je suis aux autruches (du sourire dans la voix).
– Merci Colline, dans 20 minutes.
20 minutes, c’est le temps qu’il lui faudra pour : raccrocher à la branche du saule le sac à pain lesté de ses 4 coulons. Décharger une cagette de provisions par-ci, une autre et deux encore par-là, un sac de croquettes. Glisser un Nice-Matin dans la boîte aux lettres de Marie-Hélène.
Trois moutons blanc sale et deux marrons sont couchés sur la tiédeur du goudron. Elle doit les contourner parce qu’ils ne se lèvent pas. L’un deux lèche le sel de la route.
Déposer Lucie sur la place du village, poser le pack d’eau minérale et un pack de lait devant la porte de l’école où un chat sauvage pas sauvage lape des restes de cantine dans une assiette posée là.
Elle fait un grand détour sur un chemin de terre jusqu’à la ferme de Maryse et ne pourra pas refuser le café tout chaud préparé pour elle.
13 h 30. Elle gare enfin son car sur le parking en bas de chez elle.
Les personnes à qui elle avait téléphoné à la ferme des autruches l’attendent pour récupérer leurs provisions.
C’est là que descendent les deux ados. Marion se tortille dans son baggy kaki.
– Colline, j’ai un devoir de géométrie, j’y comprends rien…
– C’est pour quand ?
– Pour lundi.
– Fais voir ?
Cliquetis de cartable ouvert sur le bitume du parking. Marion en extirpe une double copie à petits carreaux où figurent des tracés et des formules maintes fois raturées.
– Tu vois j’ai essayé… Et mon père y m’tue si je ramasse encore une gamelle…
– Je te le fais dimanche.
– Oh merci merci !
– Y a pas de problème…
Du sourire dans la voix.
Le Père-Noël est-il une ordure ?
Le Père-Noël est une ordure from C. Daviles-Estinès on Vimeo.
Musique: Recuerdos de la Alhambra Pepe Romero
6 décembre 2012
Rêve la route
Rêve la route from C. Daviles-Estinès on Vimeo.
Musique de America: Don’t Cross The River
10 mars 2013
Danse avec les mouettes
Danse avec les mouettes from C. Daviles-Estinès on Vimeo.
Musique de Tony Joe White : Run with the Bulls
12 février 2013
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