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Quinzième volet

Voyage…

Mon nouveau monde à moi

Tu m’emmenais au cinéma. C’était ta manière d’être frère.
Nous sommes allés voir ce film. Une histoire d’émigrants.*
Je me souviens un peu de l’histoire parce que je connais cette Histoire-là.
Je te rassure, je me souviens aussi de Liv**. Je suis d’accord, elle était belle.
Mais le gros plan à peine ralenti de la houle…
Ce n’est pas tant la vague mais son geste bleu
et l’étincelle de soleil portée.
L’éclat de la lumière brisée.
Eblouie, traversée, j’ai découvert La Beauté.
Je me suis sentie soulevée. Elle me soulève, m’élève encore depuis.
La vague m’a envahie et ne s’est jamais retirée.
J’ai gardé la trace de l’eau.

*Les Emigrants et Le Nouveau Monde de Jan Troell
Introuvables aujourd’hui ?

**Liv Ulmann

3 octobre 2012

Ma naturopathe iridologue

Elle a regardé dans mes yeux.
Et elle m’a dit :

– Vous ne vous aimez pas. Vous avez un grand travail à faire sur vous pour apprendre à vous aimer.
– Ah ?
– Oui. C’est du gâchis parce que vous êtes une belle personne. Vous devez travailler là-dessus. Vous devez écrire. Tout ce qui vous chagrine, vous met en colère, vous angoisse, vous devez l’évacuer sur le papier.
– Ecrire ? Mais je le fais !
– Et qu’écrivez-vous ?
– Plutôt des poèmes.
– Bon alors écrivez. Sous n’importe quelle forme, poétique ou autre. Et ensuite vous brûlez.

Allons bon…

3 octobre 2014

Twist again

Il y a des jours où j’aurais beau faire, la ville est moche.
Même s’il y a du soleil objectivement, incontestablement
– y a qu’à regarder la météo – c’est moche.
Et ce, indépendamment de mon humeur, attention !
Je trouve que le ciel est bleu mais il reste en l’air, le ciel.
Les immeubles font barrage, le soleil n’atteint pas la rue.
La rue est d’un noir et blanc impassible.

J’aurais beau faire, ces jours-là la ville est moche de façon irrécupérable.
J’ai dit que c’était indépendamment de mon humeur mais il y a des jours où d’aucun me manque et c’est encore plus irrécupérable SAUF…

… sauf que je rentre alors chez moi, puisque dehors c’est décidément moche et qu’on n’y peut rien, puis j’ouvre une fenêtre youpleintube et je les regarde faire les cons, d’aucuns.
Twist !
And Twist again en boucle.
La ville reste moche mais ma vie un peu moins, en attendant que, en attendant qu’il…

Bon Le Tamango Band massacre, ça fait trop longtemps qu’on ne s’est pas vu !
Il vous faut un carton d’invitation ou quoi ?

11 décembre 2011

Ishtar

Le bord du monde

A dix-neuf ans j’avais une maison en surplomb d’une falaise.
Je vivais au bord du monde, exactement.
La brume des matins d’hiver noyait la vallée, on ne voyait plus rien en dessous, il n’y avait plus rien au-delà. Que du ciel.
Pour accéder à cette maison, il fallait marcher un quart d’heure dans un sentier de genêts et traverser un vallon de noisetiers où sourdait un ruisseau. C’est là que nous captions l’eau.
Cette eau précieuse acheminée par un simple tuyau en pvc.
C’était suffisant pour alimenter l’abreuvoir automatique des bêtes.
Mais il n’y avait pas d’eau à la maison lorsqu’il fallait arroser le jardin. Légumes ou évier, légumes ou baignoire. Il fallait alterner. Les deux en même temps n’étaient pas possibles. C’était un beau jardin.
Avec des oliviers bleus tout du long.
C’était un beau jardin et c’était une chance. La chance du débutant.
Car nous étions alors inexpérimentés et les légumes poussaient luxuriants malgré nos maladresses.
Nous avions l’incompétence enthousiaste.
Et c’était une belle baignoire. C’est la première chose que nous avons descendue, la baignoire. Portée à bout de bras dans le chemin.
Elle était d’un très beau bleu et elle était très en fonte…
Plus tard mon compagnon installa un système de câble, poulie et palette avec un moteur de mobylette actionné depuis la route. C’est comme ça que nous descendions les courses et les bouteilles de gaz (une pour le frigo et une autre pour le chauffe-eau et la cuisinière), le tout arrimé sur une palette.
Ensuite il fallait quand même traverser le vallon de noisetiers avec une brouette.
C’est comme ça que nous remontions notre production de légumes et d’oeufs deux fois par semaine.
C’est comme ça qu’il nous est arrivé d’exploser la palette contre un arbre parce que le câble avait lâché. Cinquante kilos de haricots verts extra-fins (douze heures de cueillette) éparpillés dans les genêts. Sur vingt mètres à la ronde pas une feuille, pas une herbe, pas une écorce qui ne dégoulinât d’omelette et de ratatouille (bien mûres, les tomates).
C’est arrivé deux fois. En 6 ans ce n’est pas la mort.
Il nous rendait bien service ce monte-charge. Rien que pour les jerricans d’eau potable que nous allions chercher à la fontaine du village deux km plus loin. Porter une fois par semaine le sac de linge propre mouillé que nous ramenions du lavomatic le plus proche (presque une heure de route).
Et la batterie de voiture sur laquelle nous branchions l’auto-radio, car nous n’avions pas l’électricité. Ni le téléphone. La radio était le seul moyen de rester connecté à la planète.
Pour cuisiner, j’allumais une petite lampe à gaz, mais je l’éteignais ensuite. Je détestais sa lumière froide. Je lui préférais les lampes à pétrole.
J’aimais ce rituel du soir. Remplir leurs ventres de cuivre, nettoyer le verre enflé à la base, tourner la petite roue dentée pour remonter un peu de mèche.
J’aimais leur odeur et leur lumière à se crever les yeux. Je devrais plutôt dire : j’aimais leur pénombre, chaude et dansante.
 
La chèvre et le chou
 
Le confort était plus que sommaire. 35 m2 de partie habitable. Deux granges attenantes étaient en bon état. Le reste était à retaper. L’hiver surtout était difficile à vivre. L’eau gelée dans les tuyaux à l’air libre. Pas d’isolation, le poêle et la cheminée chauffaient les étoiles.
Mais quelle beauté, le bord du monde.
Le seul voisinage que nous avions était une immense ferme au-dessus, occupée par le vieux Louis.
A la réflexion, il ne devait pas être si âgé que ça, mais une personne de soixante ans paraît un vieillard quand on en a dix-neuf.
Il avait une bonne soixantaine de chèvres qu’il envoyait paître sur l’autre versant de la montagne et labourait encore ses oliviers avec une paire de bœufs.
Il avait une vue plongeante sur la maison, nos cultures en contre-bas et nos terrasses d’oliviers sur lesquelles je gardais mon troupeau.
Car nous avions aussi des chèvres. Chèvres, mes amours, ma joie, mes nerfs. Sales bêtes.
A garder entre les terres de Louis qui n’étaient pas clôturées et nos champs de légumes qui ne l’étaient pas non plus…
Aparté
Question : Peut-on avoir des bêtes ET des légumes en même temps, à deux et en n’étant pas équipé pour clôturer ou l’un ou l’autre ?
Réponse : Non, mais nous oui… Seules les poules étaient dans un enclos grillagé.
Question : Et vous y arriviez financièrement ?
Réponse : Pas du tout.
D’autant que nous n’avions même pas de fromagerie. Nous faisions quelques fromages pour notre consommation personnelle, faisselles égouttées au-dessus de la baignoire…
 
Je suis sûre que Louis matait aux jumelles et se distrayait de mes déboires.
Il devait s’amuser de mes cris – moi qui ne sais pas crier – et des moulinades que je faisais avec mes bras pour chasser mes bestiaux de mes poireaux.
De temps en temps, il venait discuter. Je crois qu’il m’aimait bien.
Il me prodiguait des conseils que je n’écoutais pas toujours.
Comme celui de ne pas garder des chevrettes élevées au biberon, par exemple.
         – Celle-là faut pas la mettre dans le troupeau. Faut s’en débarrasser.
Il me désignait ma petite Cartouche qui tétait goulument le litron de lait au bout duquel était fichée une tétine.
Ma Cartouche adorée dont la mère était morte pendant la mise-bas. Elle était jolie comme tout avec sa robe beige, ses chaussettes noires et son œil au beurre blanc.
         – Elle va être testarde, une vraie saloperie.
Une saloperie ma Cartouche ? Qui me suivait partout puisqu’elle me prenait pour sa mère ? Qui accourait quand je l’appelais par son nom, en faisant des cabrioles ? Qui dormait dans un carton près du poêle à bois et venait me réveiller le matin en me broutant les cheveux ?
Il n’avait pas tort…
En grandissant elle devint la meneuse du troupeau.
C’était la première à piquer un sprint dans le jardin en entraînant une dizaine de ses comparses.
Ou bien à partir dans les barres rocheuses, juste dessous le bord du monde…
Il fallait alors descendre les chercher, elle et sa cour, toujours les mêmes. Un jour j’ai failli rester coincée dans l’à-pic. Je ne savais plus où avancer le pas, il n’y avait plus de chemin. Un précipice béant s’ouvrait sous mes pieds. Je suis restée tétanisée là plus d’une heure, plus d’un siècle.
Mon compagnon est venu me chercher.
Pendant ce temps Cartouche était rentrée à la bergerie. Saloperie.
Louis de chez lui, me regardait ainsi garder mon troupeau, tous les jours. Il me voyait courir pour barrer le passage aux chèvres, elles en profitaient pour bifurquer dans les choux et les salades.
De me savoir observée décuplait ma rage.
Il avait quand même la délicatesse de ne pas en rajouter. Il ne faisait pas de commentaire je vous l’avais bien dit. Il se fendait juste d’un sourire à l’ironie bienveillante.
Il nous fallait un chien. Un vrai chien de berger. Et nous savions où le trouver.

Jorge et Ma cão
 
Jorge avait 21 ans. Il venait du Portugal.
Boucles noires jusqu’aux épaules, une gueule d’ange, une allure de Christ.
Lui n’habitait pas le bord du monde, mais le toit.
Il fallait grimper, grimper pendant une heure par un sentier muletier entre les chênes verts et les genévriers pour arriver à sa ferme.
Il avait un élevage de chèvres et vendait au marché. Deux fois par semaine, il descendait à 3 h du matin ses cagettes de fromages à dos d’âne, jusqu’à la route où il garait sa voiture. Une grange avec un râtelier de foin abritait l’âne qui attendait là son retour, pour remonter les provisions et les cagettes vides.
Jorge avait plusieurs chiens, je ne me souviens pas du nombre exact. Cela allait du teckel au pur bâtard en passant par un couple de briards noirs.
La femelle avait mis bas et Jorge nous avait réservé un chiot.
Nous sommes allés le chercher.
Ma cão – c’était le nom du mâle briard – était un chien extraordinaire. Une merveille de le voir travailler.
Ce soir-là, avant la traite,  le troupeau de Jorge s’était scindé en deux. Les chèvres étaient rentrées en trottant à la bergerie dans un bruit de joyeuses sonnailles mais une quinzaine de bêtes étaient restées à l’arrière. Par chance elles étaient visibles, sur la montagne en face, taches mouvantes dans la garrigue.
D’un sifflement et d’un geste, Jorge envoya Ma cão, le guidant au sifflet et à la voix. Nous pouvions voir le chien courir dans le chemin, en contre-bas des retardataires.
Lorsqu’il arriva au niveau du troupeau (il ne pouvait pas les voir au-dessus de lui), notre ami cria : Stop ! Derrière toi, en face !
Ma cão stoppa net, fit volte-face et grimpa comme une flèche à la rencontre des chèvres. Et les ramena jusqu’à la bergerie, bien sûr.
J’étais épatée.
          – Mais comment il a compris ça ? En face, c’est abstrait, non ?
         – Pour le dressage, tu dois au départ faire le boulot toi-même, me disait Jorge. Tu siffles, tu fais un geste du bras dans la direction que tu veux donner et tu donnes ton ordre en le faisant toi-même.
Tu dis passe derrière, tu passes derrière les chèvres. Tu dis passe devant, tu passes devant. Rentre-les, tu les rentres. Il faut évidemment que tu habitues le chien à te suivre. Au bout d’un moment, il va démarrer tout seul, tu n’auras plus qu’à le laisser faire.
 
Le chiot était dans mes bras et je portais tout mon espoir dans cette boule de poils. Il avait encore un pelage de bébé, pas encore long, pas encore rêche. C’était une douceur de laine noire et frisottante.
       – Quand j’étais dans le Var, je devais faire passer les chèvres sur une route entre deux champs de poireaux. Grâce à Ma cão, elles n’en ont jamais touché un seul.
Mon espoir me mordillait les mains en se trémoussant.
         – J’ai un problème, je ne sais pas siffler…

L’étoile du berger
 
         – Comment il s’appelle ? Me demanda Louis.
         – Ishtar.
         – Star ?
         – Ishtar. C’est l’étoile du berger.
J’étais fière du nom que je lui avais trouvé. Mais à l’usage, ce n’était pas pratique à prononcer.
Star se claironnait plus facilement, surtout dans les moments d’urgence. Le temps de prononcer le I, cette fraction de seconde-là pouvait être fatale aux laitues. Mais je refusais d’abréger, je trouvais Star vulgaire.
Il n’empêche, donner un nom de deux syllabes commençant par une voyelle à un chien à dresser, je déconseille.
Je ne sifflais pas (mes essais se révélant infructueux), mais j’appliquais scrupuleusement les recommandations de Jorge. J’ordonnais et je faisais.
Passer devant était le plus éprouvant. Pour stopper le troupeau engagé dans la mauvaise direction (les cultures, les barres, la propriété de Louis), il fallait cavaler très vite, remonter toute la file en courant (ou la redescendre) en sautant les murets de terrasses.
Stopper Cartouche évidemment en tête. Cette bordille prenait un malin plaisir à me rendre chèvre.
J’aimais lorsque les bêtes étaient paisibles – ça arrivait -, broutaient tranquillement ou chômaient parce qu’elles avaient la panse pleine. Je pouvais alors m’asseoir dans l’herbe. Sortir de ma musette le cahier où j’écrivais ce qui me passait par la tête ou le code de la route que je potassais, tout en gardant un œil sur elles, l’oreille aux aguets des sonnailles.
Surveiller Cartouche…
Elle se cachait (oui !), elle s’imaginait hors de ma vue planquée derrière un jeune olivier mais son ventre rebondi débordait.
Je pouvais voir aussi sa tête lorsqu’elle tendait le cou pour m’observer. Danger imminent…
Ce jour-là, avant même que je me mette debout, Ishtar s’était levé et me regardait, la tête penchée, oreilles dressées. Commençait-il à comprendre ?
Cartouche démarra brusquement, galop piqué vers la planche de choux, immédiatement suivie par sa bande dont Bakounine, le bouc noir.
Passe devant !, criai-je en courant, le chiot sur les talons. Mais il était plus occupé à essayer de me mordiller les chaussures qu’à faire son travail de chien de berger. Il fut même un instant distrait par le code de la route que j’avais envoyé valdinguer dans mon geste. Je le rappelai avant qu’il n’entreprenne de s’y faire les dents.
Une fois le troupeau intercepté ou détourné ou rentré, ne pas oublier de féliciter ma pelote de laine. C’est bien, mon chien. Il ne comprenait rien encore mais couinait de bonheur sous les caresses.

La voix de son maître

Il ne comprenait pas ce que j’attendais de lui mais une chose était sûre, il comprenait manifestement à quel moment j’allais bouger. Je n’avais pas encore commencé à parler qu’il se dressait sur ses quatre pattes. Il anticipait. Un mystérieux sixième sens.
Passe derrière fut le premier ordre qu’il comprît. C’était déjà une bonne chose. Pour le reste, il me faudra attendre encore un peu.
Il était vraiment d’une compagnie agréable. Affectueux et gai. Je lui appris machinalement à donner la patte. Ça ne servait à rien mais il la donnait toujours volontiers de lui-même alors autant en profiter.
Un matin que le troupeau paissait calmement sans déborder des limites, ciel serein, silence d’oiseaux, Ishtar était couché sur le dos, le ventre offert à la caresse du soleil. A quatre mois, il avait perdu sa laine de peluche. Il avait un beau poil long, la frange sur les yeux un peu plus grise.
Je m’apprêtai à lui dire : c’est quand que tu vas commencer à m’aider vraiment ?
Il se dressa d’un bond, frémissant, prêt à courir. Il avait réagi encore une fois avant que je ne parle !
J’eus une révélation : je réalisai qu’avant de dire quoi que ce soit, si j’étais restée un moment silencieuse, je m’éclaircissais la gorge. Et c’est ce ahem qui le mettait en alerte.
Il me regardait, regardait les chèvres, me regardait à nouveau. Il attendait l’ordre.
Et s’il avait eu le déclic ? Je tentai le coup. Je lui dis n’importe quoi sans trop y croire.
Je lui dis : Rentre-les.
Et sous mes yeux ébahis, il les rentra. Il rassembla les chèvres éparpillées et les poussa jusque dans la bergerie, en faisant bien attention à ce qu’aucune ne lui échappe à la frontière critique du jardin.
Je ne me tenais plus de joie. Un peu confuse, parce que c’était vraiment idiot, ce n’était pas l’heure de rentrer les chèvres…
Je les ressortis scusez-nous, les filles et les menai un peu plus haut sous les chênes. Je ne tarissais pas de compliments et de caresses pour Ishtar mon étoile.
Je vis Louis au loin, debout sur la terrasse de sa maison. Nous échangeâmes un geste de la main en guise de salut. C’est le moment que choisit le troupeau, Cartouche en tête, pour redescendre vers le jardin. Passe devant ! Je commençais à courir et m’arrêtai, folle de joie. Ishtar m’avait devancée.
Il courait plus vite que moi et stoppa les chèvres in extremis avant qu’elles n’atteignent le champ de poireaux. Il les ramena vers moi en zigzaguant derrière.
La garde, à partir de ce moment-là, devint un réel plaisir.
Ishtar avait assimilé où étaient toutes les limites et de lui-même maintenait les chèvres dans le large périmètre qui leur était assigné.
J’ai dit non à Louis.
Avec une immense fierté, je lui ai dit non lorsqu’il est venu me demander si je ne voulais pas lui vendre mon chien.
 

6 février 2014

Ratage

Ce matin je me suis réveillée tôt. Derrière le voile de ma fenêtre le lampadaire éclaboussait le battant de mon volet ouvert. Une lumière s’est allumée dans l’immeuble en face.
J’ai bondi de mon lit dans le noir. Une envie frénétique de filmer : les stores qui se lèvent, les fenêtres qui s’allument une à une, la nuit jaune du lampadaire puis la nuit bleue lorsqu’il s’éteint, le lever du jour, la lune avec un peu de chance…
Je vérifie la charge de la batterie. Je prends mon trépied, cafouille pour fixer le caméscope. Je sors. Il fait un froid sans lune. Je mets un temps fou à régler la hauteur, avec la crainte que le lampadaire ne s’éteigne déjà, que les fenêtres s’allument sans m’attendre. Je laisse enfin tourner et je reviens me faire un café. Inquiétude. Est-ce qu’il ne fait pas trop froid pour l’appareil ? Jusqu’à quelle température peut-on utiliser une caméra sans l’abîmer ? Je ne sais plus où j’ai rangé la notice. Tant pis, je préfère rentrer le matériel.
J’ouvre mon rideau. Re-réglage du trépied à l’intérieur de la maison. Je trouve un meilleur angle.
Dans l’axe de ma caméra, une petite fenêtre sans volets. Je ne risque pas de la louper lorsqu’elle s’éclairera. Le rectangle de ciel entre deux façades est déjà plus pâle, dommage. Mais ça risque d’être pas mal quand même.
J’allume.
Et j’attends.
J’attends…
Le lampadaire s’éteint.
Aucun store ne se lève. Il fait grand jour et grand soleil.
Je réalise que l’on est samedi et que personne en face ne va se lever tôt.
Ce que je prenais pour une petite fenêtre était un tapis pendu à la rambarde d’un balcon.
La seule fenêtre qui s’est allumée n’était pas dans le champ.
 
9 février 2013

Otros mundos

Ils étaient neuf copains. Esperanza, Gabi, Araceli, Polo, Laetitia, Sylvain, Javi, Luis et Mercedes.
Ils avaient loué une maison en bord de mer pour le réveillon du 31 janvier 2007.
Playa de Zahora à Los Caños de Meca, entre Cadix et Tarifa. Non loin du phare de Trafalgar.
Plusieurs maisons tout autour, la plupart désertées en cette période hivernale.
Ils avaient prévu une soirée costumée sur le thème D’autres mondes (Otros mundos)  et c’est déguisés en martiens ou robots qu’ils avaient mangé, bu, dansé, chanté, joué de la guitare toute la nuit.
Sauf Laetitia et Sylvain, les deux français de la bande, qui n’avaient rien compris et s’étaient déguisés en souris (ben quoi, le monde animal c’est pas un autre monde ?)
Une ambiance joyeuse. D’autant plus chaleureuse que dehors la nuit était hostile.  Des rafales de vent couchaient la pluie, la tempête fracassait l’océan sur la côte.
Les neuf amis ont peu dormi et se sont levés vers midi.
Dans l’état second qui suit une nuit de fête. Baillant, comateux, mal aux cheveux.
Ils ont pris leur petit-déjeuner, se sont succédés à la douche.
Un arpège flamenco sous les doigts de Sylvain, une chanson aux lèvres des filles, la première vaisselle 2008. L’hébétude première se dissolvait comme cachet d’aspirine dans l’effervescence des premiers rires.
Ils entendaient battre la mer, la clameur sauvage de ses vagues.
Dehors il pleuvait encore, le jardin était inondé. Jour éteint.
L’an se levait comme un début de nuit.
Quelqu’un a frappé à la porte. Cela les a surpris. Ils avaient loué cette maison pour deux jours et ne connaissaient personne.
Lorsque Polo a ouvert ils ont tous cru avoir une hallucination. Une apparition d’un autre monde, diront-ils. Celui-là, d’alien…
Un jeune maghrébin bâti comme une armoire à glace se tenait sur le seuil. Il grelottait sous la pluie, gardait les yeux baissés. Il puait. Il puait parce que ses vêtements trempés étaient imbibés de mer et de pétrole.
La première seconde de stupeur passée, ils l’ont fait entrer. Il passait tout juste sous la porte.
Des questions ont fusé toutes en même temps mais le jeune homme ne parlait manifestement pas espagnol. Silvio, Leticia ! ont appelé les andalous mais s’il y a eu un comme un éclair dans les yeux du jeune homme en entendant parler français, il ne savait ou ne pouvait répondre.   
Il était en état d’hypothermie. Ils l’ont poussé sous la douche et ont fouillé dans leurs sacs parmi le peu d’habits qu’ils avaient emportés.
S’il était arrivé quelques heures plus tôt il nous trouvait tous déguisés en martiens…
Fou rire nerveux. Mais ça va jamais lui aller, ça… A côté de ce géant ils faisaient figure de nains.
Lorsqu’il a enfin rouvert la porte de la salle de bain, ce fut comme une deuxième apparition. Il émergeait du brouillard de vapeur qui l’enveloppait tant la douche à température ultra chaude  avait duré. Il portait autour du cou l’écharpe de Javi. Il était comprimé dans le tee-shirt de Gabi. Le sweat bleu de Sylvain remontait jusqu’au nombril et les manches lui arrivaient aux coudes. Les orteils enfilés dans les chaussons de Luis mais les talons par terre.
Heureusement, le pantalon en velours de Polo lui allait à peu près. Polo ne porte que des pantalons trop larges et trop longs pour lui, qui lui tombent sur la hanche et retroussés pour ne pas se prendre les pieds dedans. Mais même en descendant les revers, les chevilles étaient découvertes.
Le jeune homme a articulé deux mots en mettant la main sur sa poitrine. Il a dit Ahmed et Maroc.
Il tremblait encore. Il l’ont emmitouflé dans trois couvertures.
Ils lui ont proposé un tas de choses à manger. De bonnes choses qui restaient du réveillon mais il ne voulait rien avaler. Ils lui ont servi du thé mais il ne buvait pas non plus. Il restait prostré à trembler toujours, il ne regardait personne dans les yeux. Jusqu’à ce que Laetitia lui apporte la dernière part de charlotte au chocolat. Il s’est jeté dessus et l’a engloutie. Son corps réclamait du sucre.
Ensuite il a bu un peu de thé.
Il a fait signe qu’il voulait écrire. Ils lui ont donné un crayon et un bout de papier, il a écrit un numéro de téléphone.
Javi l’a composé pour Ahmed et lui a tendu son portable. Le jeune marocain a peu parlé, les frissons de son corps communiquaient un tremblement à sa voix. Puis il a passé son interlocuteur à Javi.
Celui-ci a expliqué où se trouvait la maison à Los Caños. Le type au bout du fil lui a répondu :
– Nous venons le chercher.
Ils ont mis ses vêtements dans un sac poubelle. Ces vêtements qui puaient le pétrole. Qui portaient l’odeur de naufrage, l’odeur de la mort.
Car il ne devait pas être seul, dans cette patera * qu’ils supposaient brisée par la tempête.
Combien de frères et sœurs d’exil avait-il vu mourir ? Et combien avaient réussi à nager comme lui jusqu’au rivage, dans l’eau glacée, dans le pétrole répandu ?
Ils apprendront plus tard que les habitants de Los Caños étaient hélas très habitués aux pateras échoués sur la plage, aux corps déchiquetés sur les rochers avant d’être vomis par les vagues.
Il arrivait alors que des rescapés viennent frapper à leurs portes.
Certains avaient le courage d’ouvrir. Du courage parce qu’ils se mettaient en position d’illégalité.
Aider un migrant clandestin est sévèrement puni par la loi.
Pour cette raison-là, certains n’ouvraient pas. Si c’était l’hiver, si c’était la tempête, si c’était la nuit, ils savaient qui pouvait ainsi frapper à leur porte et n’ouvraient pas.
D’autres avaient toujours des habits prêts dans un sac. Quand ils entendaient toquer, ils entrouvraient, tendaient le sac d’habits dans lequel ils avaient ajouté de la nourriture et un peu d’argent et refermaient vite la porte.
Le portable de Javi a sonné peu de temps après, un numéro inconnu affiché sur l’écran.
La voix au bout du fil était nerveuse.
– Je suis le cousin d’Ahmed, je suis à Málaga. Ne le laissez surtout pas partir avec les autres !
Ce sont des passeurs, c’est la mafia. Ils vont l’emmener dans un camp où il sera exploité, revendu, c’est très mauvais. Très très mauvais. Il ne faut pas qu’Ahmed parte avec eux.
– Mais qu’est-ce qu’on va leur dire, aux autres ?!
– Rappelez-les, dites leur de ne pas venir, que je m’occupe d’Ahmed.
– Vous en avez pour longtemps ? C’est loin, Málaga… Parce que nous devons rendre les clefs de la maison et repartir à Seville.
– J’arrive, je pars tout de suite.
Javi a refait le premier numéro, a palabré un moment. Son interlocuteur semblait furieux et a fini par lui raccrocher au nez.
Inquiétude. Cette histoire de mafia les angoissait.
Ils parlaient tous autour d’Ahmed mais rien ne le faisait sortir de sa torpeur, de son épuisement, de cette nuit sans doute, qu’il devait revivre comme un cauchemar.
– Et s’ils viennent quand même, qu’est-ce qu’on fait ?
– Il t’a dit quoi le mec, Javi ?
– Il m’insultait.
– Si ça se trouve ils vont quand même vouloir venir.
– Et s’ils nous dénoncent ?
– Comment il a eu mon numéro, ce cousin ?
– Vous croyez que des voisins ont pu le voir entrer ici, Ahmed ?
– Avec cette pluie il n’y aura eu personne dehors…
Le temps passait, ils commençaient à rassembler leurs affaires, rangeaient nerveusement la maison.
Ahmed regardait le sol. Ou au dedans de lui, peut-être. Il n’avait pas l’air de les entendre. Comme extrait du monde. Et tremblant.
Lorsque Laetitia et Sylvain échangeaient quelques phrases en français, il levait quand même un peu les yeux. Le français ne lui était pas inconnu. Peut-être comprenait-il vaguement quelques mots. Mais de quel bled reculé venait-il pour n’en parler un traitre mot ?
Lorsqu’il relevait la tête, il ne regardait pas les filles. Jamais.
Personne n’arrivait.
– Mais qu’est-ce qu’il fout le cousin ?
– Il en a pour deux heures.
– Les deux heures sont passées.
Javi a rappelé le cousin, il était en panne et attendait un ami qui devait venir le chercher.
– Mais nous devons bientôt partir !
– J’arrive. J’attends mon ami et j’arrive.
Ils avaient tous les nerfs à vif. Ils ont commencé à se disputer.
– On doit rendre les clefs dans une heure. S’il n’est pas arrivé on fait quoi ?
– On l’emmène à Seville…
– Ah oui ? Et s’il y a un contrôle de la guardia civil ?
– Et on l’emmène chez qui d’entre-nous ?
– Tu veux le laisser là ? Pour qu’il se fasse choper tout de suite sur la route ?
– Moi j’ai la place, dit Javi.
– C’est peut-être le premier mec qui était le bon… Le cousin, c’est peut-être lui, le passeur ?
– Tu aurais dû lui demander comment il avait eu ton numéro.
– T’avais qu’à téléphoner toi.
La nuit allait tomber, toujours pas de cousin. Il fallait partir et rapporter les clefs un pâté de maison plus loin à une femme qui en avait la gérance.
Ahmed avait fini par s’endormir pendant qu’ils continuaient à se disputer.
Il dormait mais son corps restait agité de soubresauts.
Javi a essayé de rappeler le cousin mais le portable sonnait dans le vide.
– Quel plan foireux !
– On l’emmène à Seville et après ?
– On le met dans le car pour Málaga.
– On lui trouve des habits à sa taille d’abord. Parce que là, repérable, le mec…
– De toutes façons repérable… même sans pantoufles.
– Et nous repérables avec…
– Rien que pour revenir à Seville ça craint.
– Si encore il était petit ! Mais là, pas moyen de le faire rentrer dans le coffre de la bagnole.
– On le déguise en martien.
Rires anxieux.
Le cousin a rappelé Javi, il était toujours en panne au bord de la route.
Javi lui a dit qu’ils s’occupaient d’Ahmed et qu’ils lui paieraient le car pour Màlaga.
Ils ont réveillé le jeune homme enfoui sous ses trois couvertures.
Il est monté dans la voiture d’Esperanza et Gabi, sur le siège arrière entre Paulo et Araceli.
Il se voûtait pour être moins visible.
Ils lui ont préparé un lit chez Javi. Avec beaucoup de couvertures.
Le mercredi 2, Sylvain est allé acheter un téléphone portable à carte. Mais cela n’a pas été simple. On lui demandait une carte d’identité.
– Ce n’est pas pour moi, c’est pour un cadeau.
– Il nous faut un numéro de carte.
Il n’était pas question qu’il donne le numéro de la sienne, cela représentait trop de risques.
Il est ressorti les mains vides de la boutique.
Mercedes a alors eu l’idée d’appeler Anna, une de leurs amies qui travaillait au registre d’état-civil de la mairie. Celle-ci avait déjà été mise au courant de l’existence d’Ahmed, lorsqu’elle les avait appelés pour leur dire Feliz Año Nuevo. Anna leur a donné le numéro de carte d’identité d’un homme décédé quelques mois plus tôt.
C’est ainsi qu’ ils ont pu équiper Ahmed d’un portable.
Il avait enfin cessé de trembler et souriait. Il avait un beau sourire.
Ils se sont tous donné rendez-vous le jeudi 3 au matin, à la gare routière. Pour le mettre dans un car en partance pour Málaga. Ils avaient réussi à lui trouver de quoi s’habiller et il portait aux pieds de vraies chaussures. Laetitia lui avait donné un sac à dos qu’ils avaient tous contribué à garnir : quelques habits de rechange, une trousse de toilette avec savon, shampoing, rasoir, brosse à dents et dentifrice, des pansements, de l’aspirine, des barres de céréales, des fruits secs, quelques billets.
Mais toute son attitude risquait de le trahir. Il marchait tendu comme un arc, la tête rentrée dans les épaules. Prêt à céder à la panique.
Le regard fuyant. Gibier traqué. Il exsudait la peur.
La nuit de l’océan avait imbibé tous les pores de sa peau.
C’était comme si le mot clandestin était écrit sur sa figure.
– Ce n’est pas possible. Avec sa dégaine il va se faire arrêter tout de suite.
– On ne peut pas le laisser monter dans le car.
– Au premier contrôle Ça sera comme si on n’avait rien fait…
Sylvain, Laetitia, Mercedes, Luis et Polo devaient aller travailler.
Les quatre autres étaient en vacances. Espéranza, Gabi, Araceli et Javi n’ont pas dit un mot. Ces quatre-là se sont regardés, ont regardé Ahmed qui regardait par terre. Gabi a fait sauter les clefs de sa voiture dans sa main et Araceli a dit oui.
Ils ont démarré en même temps que le premier car. Gabi au volant, Esperanza à sa droite, Ahmed derrière entre Javi et Araceli.
Jusqu’à l’appartement du cousin à Málaga.
Inch’Allah mon frère.
Ils se sont tenus au courant de l’actualité liée au naufrage durant les semaines qui ont suivi.
Chaque jour l’océan rejetait sur Playa de Zahora et alentour, des cadavres de femmes et d’hommes, très jeunes pour la plupart.
Sept naufragés que la mer avait recrachés vivants ont été arrêtés sur la route entre Los Caños de Meca et Barbate.
Un mois plus tard, Ahmed a téléphoné à Javi. Il parlait un espagnol approximatif mais suffisamment pour dire qu’il allait bien.
De loin en loin il a ainsi donné des nouvelles. Il s’exprimait de mieux en mieux.
Il y a eu de longues périodes de silence.
Puis il a repris contact avec Javi il y a trois semaines. Il a une petite amie et travaille chez un cultivateur à Vélez-Málaga. Il communique aujourd’hui avec la petite bande par l’intermédiaire de Facebook.
 
* Patera : embarcation de fortune des immigrants clandestins
6 novembre 2013
Fortress Europe : Revue de presse
Archives de El Pais
6 janvier 2008   Retrouvés à Los Caños, près de Barbate, les corps sans vie de 6 migrants noyés
7 janvier 2008   Deux nouveaux cadavres, trouvés hier par les agents de la Garde civile sur une plage proche du phare de Trafalgar, à Cadix. On élève à six, le chiffre de corps d’immigrants rejetés sans vie sur le littoral depuis le mercredi passé.
Ces deux derniers, deux hommes d’environ 20 ans, ont été trouvés près du bord de la plage de Mariasucia, dans la localité de Barbate, par des gardes déplacés vers la zone pour identifier de nouvelles victimes possibles après l’arrivée continue de corps de ces derniers jours.
Dans les cas antérieurs, ce sont quelques voyageurs à pied qui ont annoncé aux corps de sécurité la découverte de cadavres. Il s’agissait de trois hommes et une femme d’apparence maghrébine, âgés de 20 à 25 ans.
10 janvier 2008  Un septième cadavre retrouvé  à Barbate  
Les autopsies ont établi que tous sont morts entre le 31 décembre et le 1 janvier. Les autorités soupçonnent qu’ils proviennent d’une expédition illégale venant du nord du Maroc qui a fait naufrage alors qu’elle essayait d’atteindre la côte andalouse.
La Subdélégation du Gouvernement de Cadix projette d’envoyer un groupe de plongeurs spécialistes originaires de Ceuta pour inspecter les zones rocheuses du fond de la mer.
 

Otros mundos

Otros mundos

Otros mundos

Je grandis, tu grandis

Soumaré et Mariama nous ont invités au baptême de leur fille.
Soum est journaliste. Mais comme tout Peul qui se respecte, il est avant tout éleveur dans l’âme.
Dans sa cour, il a quatre (ou six ?) moutons et autant de petits agneaux.
Il nous a paru naturel d’agrandir son cheptel en guise de cadeau de baptême. Nous sommes allés au marché de Niamey et notre ami Aliou nous a aidés à choisir la bête : une jolie petite agnelle de trois mois à la laine rase, haute sur ses pattes graciles, habillée noire devant et culotte blanche.
Soum nous accueille dans un majestueux boubou bleu. Des dizaines de tables ont été dressées dans la parcelle de sable fin et blanc, à l’ombre des manguiers. Nous ne sommes pas les premiers, de nombreuses personnes sont déjà assises. Il n’y a que des hommes.
Papa et Maïmouna viennent nous saluer. Papa et Maïmouna ont douze et cinq ans. Ils sont les frère et sœur du bébé, même père, même mère.
Nous sommes immédiatement séparés. Mon compagnon avec l’agnelle dans les bras est entraîné d’un côté, tandis qu’avec mon fils dans les miens, je suis guidée par Maïmouna dans un couloir sombre et frais de la maison.
Elle me fait entrer dans la chambre de Mariama.
Je la connais peu, je connais surtout son mari qui vient souvent seul à la maison.
Il n’y a que des femmes, entassées sur des chaises tout autour du grand lit où est assise la jeune mère.
Je serre toutes les mains tendues, cliquetis de bracelets et pépiements joyeux dont je ne comprends pas un traître mot. Mariama m’invite à m’asseoir près d’elle sur le lit. A côté du bébé.
Maintenant que l’enfant est baptisée, je peux connaître son nom :
             – Elle s’appelle Umu.
Elle dort, Umu, malgré le brouhaha ininterrompu des bavardages. Elle dort sur le dos à minuscules poings fermés. Elle est habillée d’une robe rose fuchsia pleine de volants. Elle est seule à part moi à porter un vêtement européen. Même mon fils porte un pantalon pagne. Je me sens mal à l’aise, dans mon jean-tee-shirt. Ces femmes sont toutes plus élégantes les unes que les autres, dans leurs wax de bazin et de batik colorés. Et je ne comprends rien à leurs conversations en haoussa.
La chambre est spacieuse mais paraît étrécie tant elle est encombrée. Des visiteuses continuent à affluer. Un ventilateur sur pied brasse l’air très parfumé qui émane de cette assemblée.
Une vieille femme entre, une petite calebasse à la main. Elle n’est pas habillée comme les autres. Elle est drapée dans un pagne à l’indigo délavé, au tissage épais et rugueux, déchiré par endroits.
Elle vient directement vers moi et me tend sa sébile. Je secoue la tête, je lui fais comprendre que je n’ai rien. Et c’est vrai, dans mon sac je n’ai pas d’argent. Seulement deux couches de bébé, un gobelet d’eau avec un couvercle et une banane du jardin pour pallier à l’impatience de mon fils au cas où la visite s’éterniserait. Je la trouve gonflée, la dame, de venir mendier ici !
Mais personne n’a l’air de s’en offusquer. Elles ont toutes une pièce à jeter dans sa calebasse.
Je me sens honteuse, de plus en plus déplacée. Je supplie mentalement mon petit de se mettre à brailler comme il sait faire pour avoir le prétexte de me sauver, mais non. Il est désespérément sage. Il n’a pas faim, il n’a pas peur, il n’a mal nulle part. Il tétouille l’étiquette de son doudou en regardant tourner les pales du ventilateur.
Quelques femmes se lèvent, elles demandent la route.*
Elles sortent des billets qu’elles déposent dans un grand panier que je n’avais pas remarqué, sur la table de nuit. Il est déjà assez rempli.
Je voudrais n’être jamais venue là. Je suis furieuse contre moi, contre mon ignorance des rituels, contre les copains.
Putain, Soum, tu aurais pu nous expliquer comment ça se passait un baptême ! Et Aliou ? Au lieu de nous choisir l’agnelle, il ne lui serait pas venu à l’idée de nous dire qu’elle était débile, cette idée-là ? Qu’un cadeau de baptême c’est de l’argent évidemment ! Quoi de plus important que l’argent dans un pays où il en manque tant ?
Je fais un misérable sourire à Mariama :
                – Je ne savais pas, on est venu avec un mouton. Je n’ai pas d’argent.
Et c’est vrai dans mon sac j’ai seulement deux couches, un gobelet, une banane…
Mariama me sourit. Me rit, je devrais dire. Elle est contente, elle s’en fout.
Je profite de ce mouvement de départ pour demander la route à mon tour et je suis soulagée de me retrouver dehors.
Soum nous dira plus tard que les enfants ont donné un nom à l’agnelle d’Umu.
Cette agnelle, qui grandira avec la petite et agrandira le troupeau d’un ou deux agneaux par an, ils l’ont baptisée Je grandis, tu grandis.
* Demander la route : demander la permission de partir
 
8 septembre 2013

Vagabonnage

A port-Gentil, nous habitions près de la mer où une étendue de grumes recouvrait la surface de l’eau sur des kilomètres de long et des centaines de mètres de large.
Après l’école, les devoirs expédiés et un goûter vite avalé, nous partions mon frère* et moi pêcher sur ce ponton géant. Nous avions à peine une ou deux minutes à marcher sur une route goudronnée pour y arriver. Je précise qu’elle était goudronnée parce que c’est pas partout. Equipés chacun d’une ligne sommaire, c’est-à-dire juste une canne, un fil et un hameçon sans bouchon ni plomb, un seau pour ramener notre butin et un mélange de mie de pain malaxée avec de la Vache qui rit en guise d’appât.
Moi c’est ce que je préférais, patouiller la mixture. Pêcher aussi, bien sûr, mais seulement quand ça mordait. Bon ça mordait bien en général. On avait à peine trempé la ligne dans l’eau que l’on sentait la canne plier, le fil tirer, un poids frétillant au bout de l’hameçon. C’était très excitant. Déshameçonner le poisson qui palpitait sans se blesser les mains aux épines dorsales, je savais faire.
Le vider de ses tripailles, je laissais faire Jack. Moi je n’avais pas le droit de me servir d’un couteau.
Cette fin d’après-midi, la pêche ne fut pas vraiment fructueuse. Nous avions laissé pendre nos lignes dans un trou d’eau entre deux rangées de grumes et ça ne voulait pas mordre.
             – Faut aller plus loin, dit mon frère.
Nous avons marché et encore marché. Sautillé plutôt, d’un tronc flottant à l’autre. Jusqu’à nous éloigner du rivage.  Nous sommes arrivés tout au bout du parc à grumes. Devant nous l’océan, à perte de vue.
Là mon frère a pêché un mandarosse. La nuit allait tomber, il devait être aux alentours de 18 h. Il y avait un gros soleil rouge. Très gros, très rouge et très bas à l’horizon.
Jack a éventré le poisson au-dessus de l’eau, remis le couteau dans la poche de son short.
            – Faut rentrer maintenant.
Je rechignais/chouignais, je voulais rester encore un peu parce que je n’avais rien pris. Mais le gros soleil rouge a très vite coulé, plouf, et ce fut la nuit noire.
On voyait là-bas loin quelques scintillements de lampes des rares maisons du bord de mer.
Et la lumière jaune des lampadaires de la route goudronnée mais la distance était trop grande pour qu’ils nous éclairent.
Nous avons rebroussé chemin, sautant d’un tronc à l’autre. Ils tanguaient/roulaient un peu sous les tongs. Soudain nous nous sommes retrouvés devant un trou d’eau. Environ deux mètres nous séparaient des prochaines grumes. Avec nos petites jambes de crevettes de 6 et 10 ans, nous ne pouvions pas franchir cet espace d’eau noire qui clapotait de petites vagues.
Nous avons reculé, cherché un autre passage, mais encore une fois, deux fois, nous nous sommes retrouvés bloqués. Impossible d’avancer pour atteindre le rivage. Jack a fondu en larmes.
             – Rhoo mais pleure pas, t’as un poisson, toi.
J’ai dit ça, c’était pour essayer de le consoler mais n’empêche, je l’avais mauvaise d’être bredouille.
Quand même, ça me faisait triste de voir mon frère pleurer. J’aime pas ça, quand les gens pleurent, ça me donne envie de pleurer à mon tour.
Sur la route (qui était toujours aussi là-bas loin), il ne passait pas une voiture. Mais nous vîmes la silhouette d’une personne qui marchait.
Jack se mit à crier :
              – Venez nous aider ! On est perdu, on n’arrive pas à revenir !
Je criais aussi :
              – Venez, mon frère il pleure !
La personne nous a entendus et est venue nous rejoindre. C’était un jeune homme. On ne distinguait pas bien son visage dans l’obscurité. Je pourrais écrire que l’on voyait ses dents blanches sourire dans la nuit, mais je ne m’en souviens pas et je ne suis pas sûre qu’il souriait.
Il nous a guidés jusqu’à la terre ferme, notre sauveur.
Merci merci, nous lui avons serré la main et nous nous sommes mis à courir, avec nos cannes à pêche et notre seau avec le poisson dedans… dans le sens opposé.
A force d’avoir tourné et viré sur le labyrinthe de grumes, mon frère nous croyait très loin de la maison et ne savait plus du tout où nous étions. Moi non plus évidemment, mais je ne me posais même pas la question, je le suivais sans réfléchir.
Totalement perdus. Au bout d’un long moment, nous avons fini par faire demi-tour parce que décidément nous ne reconnaissions pas le paysage. Il n’y avait qu’une route. En la suivant (dans la bonne direction), nous sommes enfin arrivés à la maison.
La porte était grande ouverte, toutes les lampes de toutes les pièces étaient allumées, le couvert était mis. Il n’y avait personne. Jack a regardé l’heure à la pendule du salon. Tout soulagé qu’il était, il me dit d’un ton léger :
                 – Il est 9 h. Ils ont dû partir à notre recherche. Bon, ben je vais à la douche.
Ils sont arrivés à ce moment là, nos parents. Ma mère était en larmes.
La première chose qu’elle fit fut de le gifler. Avant de nous prendre dans ses bras.
Mon frère sanglotait. Non pas à cause de la gifle mais d’émotion.
Alors moi aussi parce que j’aime pas ça, quand les gens pleurent.
 
25 août 2013
 

Vagabonnage

Le chemin bleu

Elle vient de temps en temps passer le week-end dans sa maison en bas du hameau.
Il court à sa rencontre lorsqu’il la voit descendre le chemin.
Le chemin bleu par lequel on vient.
Il ne lui donne pas le temps d’arriver chez elle.
Elle a toujours un livre à lui offrir, qu’elle sort de son bagage.
Ils s’assoient par terre tous les deux, lui calé contre son ventre. Elle lui lit l’histoire à même le sol, au beau milieu du chemin.
Elmer l’éléphant, c’était avant-hier.
Elle lui a dit :
  – J’ai apporté de la confiture de framboises. Tu veux venir prendre le petit-déjeuner chez moi demain ? Je t’invite. Quand tu te réveilles, tu viens. On fera des tartines de pain grillé, j’ai du chocolat, j’ai du jus d’orange aussi.
 
Alors quand il s’est réveillé, il est tout de suite allé à la maison d’Arlette. En pyjama avec ses pantoufles à carreaux rouges et bleus pointure 27.

  – Je ne me suis pas habillé parce que c’est le petit-déjeuner.
C’était hier.

Je suis en train de désherber en contre-bas de la maison d’Arlette.
Il est assis là, sur une marche, adossé au bois de la porte fermée.
Je l’entends parler comme un enfant qui joue. Il change de voix, j’ai l’impression d’entendre trois gosses. Mais il est tout seul.
Un lundi de septembre encore très bleu. La lumière est cuisante au fur et à mesure que l’heure avance. L’ombre douce d’un nuage glisse de temps à autre sur le dallage de pierres de la terrasse. Un air plus frais coulisse alors.
Puis le silence.
Il ne bouge pas, ne parle plus.
Ce silence m’alerte, je le hèle :
  – Qu’est-ce que tu fais ?
  – J’attends Arlette.
Petit bonhomme contre une porte fermée. Assis sur la marche, il attend. Il attend au soleil mordant. Il attend plein sud. Qu’elle descende le chemin bleu par lequel on vient.
Sur la façade en pierres, les volets aussi sont clos.
  – Mais elle est partie, Arlette. Elle ne reviendra pas aujourd’hui…
Il se redresse, chancelle un peu sur son debout. Sa voix qui se fendille.
  – Elle ne m’a pas dit au revoir…

Plus tard il lui dira : Je t’ai attendue longtemps et toi, tu ne venais pas.

C’était il y a loin.
C’est un souvenir qui me vient de temps en temps.
Il remonte, comme le chemin bleu par lequel on s’en va.

10 juillet 2013

Chi-Tam ma langue maternelle

Chi-Tam ma langue maternelle

 
Ma mère étant très occupée à travailler, j’ai passé les premières années de ma vie avec Chi-Tam (prononcer Titam), un petit bout de femme vietnamienne.
J’étais fière de grandir à côté d’elle – à 3 ans je lui arrivais à la poitrine – je trouvais que je grandissais vite, jusqu’au jour où j’ai compris qu’elle mesurait 1 m 48.  
Embauchée dès ma naissance à Saïgon, elle nous a suivis en Nouvelle-Zélande et est tout naturellement (r)entrée en France avec nous. Car de statut de nounou elle était passée à celui d’amie inséparable de ma mère. Une soeur, une complice, une épaule.
De la naissance jusqu’à mes 6 ans j’ai donc eu la chance d’avoir deux mamans. Si Chi-Tam ne s’était pas mariée, elle nous aurait accompagnés en Afrique.
Chi-Tam n’est plus son nom. Chi-Tam veut dire n° 8 en vietnamien parce qu’elle était la 8ème d’une famille de onze enfants.
Arrivée en France, elle a voulu se prénommer Simone et je me souviens de ses colères lorsque par habitude nous persistions à l’appeler par son nom vietnamien.
Elle ne savait ni lire ni écrire. Et a toujours parlé un français très approximatif.
Son mari étant également vietnamien, elle ne parle pas français avec lui. Elle a donc fait peu de progrès depuis.
Il faut être initié pour la comprendre, je l’étais. Je parlais couramment Chi-Tam.
Mon yheu khoman li gho ! (prononcez le h) signifiait Mon vieux comme il est gros !
Tu veux du khomaye* ? (n’oubliez pas de prononcer le h) voulait dire Tu veux du fromage ? 
Mon apprentissage du français se fit donc avec elle, ce n’était pas sans difficulté.
Comme elle disait solail en parlant du soleil, je lui disais : il y a du solail.
Elle me reprenait :
    – Non, on dihe dhu solail.
    – C’est bien ce que je dis, je dis solail !
    – Non, thu dihe solail, il fhaut dihe solail.
Et ainsi de suite…
A 5 ans j’ai eu mon premier livre de lecture. Je m’étais alors mis en tête de lui apprendre à lire.
Lorsque je rentrais de l’école je la poursuivais dans toute la maison, elle jonglant avec ses casseroles ou le balai à la main ou devant la table à repasser, moi avec mon livre. Je me souviens d’un dessin de petit chien avec une patte bandée et les grosses lettres écrites : Toby s’est cassé la patte. Pauvre Toby !
Je me souviens de sa patience bienveillante.
J’étais continuellement dans ses jupes tuniques vietnamiennes et la harcelais : 
    – Répète après moi. Toby.
    – Thoby.
    – S’est cassé la patte.
    – S’est khassé li paht (prononcez le h, je sais c’est pas facile).
    – La patte !
    – La paht.
Je suivais les mots avec mon doigt et la houspillais en surprenant son regard attaché à ses casseroles/balai/fer à repasser.
    – Mais regarde, tu regardes pas !
Elle finissait par se libérer d’un impétueux Va fhang ta douhte.
    – Répète d’abord : Toby s’est cassé la patte. Pauvre Toby ! (je mettais le ton)
    – Thoby s’est khassé la paht. Pauhe Thoby (elle ne mettait pas le ton).
    – Bon voilà, tu sais lire maintenant.
Et satisfaite, j’allais prendre ma douche. 

A 6 ans je suis partie avec ma famille au Gabon. Nous l’avons laissée, ma deuxième maman. Avec son mari tout neuf et son bébé dans le ventre.
Je suis partie avec le souvenir de son amour. Et son vocabulaire.

 
Premier jour d’école. Je ne connaissais personne et j’étais d’une timidité maladive.
J’ai senti un liquide chaud sur mes lèvres, sur le menton, dans la gorge.
Je savais ce qu’il m’arrivait, ce n’était pas la première fois. Or je me rendais compte que j’étais incapable de l’exprimer correctement.
J’aurais pu appeler la maîtresse et lui dire la formule que Chi-Tam employait.
Mais j’avais pleinement conscience que ça ne se disait pas comme ça. Très lucide sur le ridicule de la phrase qui me venait en mémoire, je cherchais désespérément la traduction. Paralysée sur mon banc, le nez en l’air. Ça me dégoulinait dans le cou, ça tâchait ma robe, ça faisait des fleurs rouges sur mon cahier.
Je restais muette, j’appelais au secours dans ma tête, quand enfin une petite fille dans la classe claironna en me montrant du doigt : Maîtresse, elle saigne !
Ce fut une révélation. Le mot saigner.
Je venais d’apprendre qu’on ne disait pas je coule le sang du nez.
 
* Une petite évolution, aujourd’hui elle dit Fhomate.
 
5 juillet 2013