Quinzième volet
Voyage…
Bleu paille-en-queue

J’ai essayé de filmer les pailles-en-queue.
Blancs comme des mouettes.
Ils volaient trop haut en battant vite des ailes comme de gros insectes idiots.
Incapables de rester en place, pas foutus de planer un peu.
J’ai essayé de les suivre en zoomant dessus.
Je tirais au jugé.
Et allez donc zoomer dans le vaste du ciel.
J’ai patiemment épluché mes rushes : des kilomètres de bleu.
Par instants bleu cotonneux, quand la caméra n’arrivait pas à faire le point sur… quoi ?
Pas un nuage, pas une plume.
J’ai mis tous les rushes à la corbeille et j’ai gardé une capture d’écran.
Juste histoire de me rappeler à quel point je les hais.
9 avril 2016
Terroriste
Garée en face de la boulangerie.
Je traverse la rue sous une pluie diluvienne, achète mon pain, retraverse en courant. Déjà trempée.
J’ouvre la portière de la voiture. Une femme, à l’intérieur, lâche le portable qu’elle tenait à la main et pousse un hurlement. Saisie, je referme aussitôt.
Puis je rouvre pour lui dire Pardon, me suis trompée mais elle se remet à hurler.
Je claque à nouveau la portière.
J’ai deux mètres à faire pour rejoindre ma voiture. Je les fais à reculons, face à elle. Sous la pluie à travers le pare-brise, je ne vois pas son visage. Je ne suis pas sûre qu’elle rie autant que moi.
Je lui adresse des signes de contrition. Je crois même que je lui envoie un baiser.
12 février 2016
Le retard
Le poids des mots
Ce n’est pas un scénario, c’est comme ça que je l’ai rêvé.
Un chapiteau de cirque – Intérieur nuit.
La lumière est poudreuse de poussière de sable.
Je tiens dans ma main une longe. Au bout de la longe, un cheval.
Petit, blanc pommelé comme un camarguais.
Dans la pénombre autour de l’arène (travelling latéral), des silhouettes de spectateurs.
Je distingue (zoom avant) mon amie Joëlle prise en sandwich entre plusieurs épaisseurs de matelas posés sur les premiers bancs des gradins.
On ne voit que sa tête (plan rapproché) et ses avant-bras, les manches roses de son tee-shirt. Ses mains posées en calice sur ses deux joues. Les cinq ou sept matelas de part et d’autre de son corps ne semblent pas la gêner. Même ceux qui sont au-dessus d’elle. Elle est juste attentive au pas dansé du cheval (zoom arrière).
Sur le dos de l’animal, un homme costumé d’aquarelle comme un personnage volant de Folon. Mais il ne vole pas, il se tient debout. Il est si grand, si haut, que je ne vois pas sa tête (contre-plongée), ou bien je ne m’en souviens pas. S’il a une tête, elle est carrée.
Il porte à bout de bras, dans sa main droite, une assiette verte en plastique.
Dans l’assiette, il y a des mots (travelling ascendant).
– Attention, dit Joëlle. Attention au poids des mots !
Inquiétude. Murmures dans les gradins (voix hors-champ) : Le poids des mots, attention ! La bête ne va pas supporter.
Le cheval flanche, chasse du train.
Mais à mon grand soulagement, le petit camarguais se transforme en cheval de trait. Sa croupe s’élargit, devient celle d’un gros gris percheron (fondu enchaîné).
11 décembre 2015
La méduse de la piscine
Pourtant il y avait la mer, au Gabon.
Une mer avec laquelle j’avais un rendez-vous quotidien. Dans laquelle je nageais, brassais, crawlais, pataugeais, marinais de manière voluptueuse. De toute ma joie gosse.
Elle était à portée de regard. Je la voyais depuis le plongeoir tendu entre le ciel et l’eau.
Alors que faisions-nous à la piscine ce jour-là ? Avec qui étions-nous venues ? Avec la mère de Véronique, ou la mienne ?
Et pour quelle raison ?
C’était peut-être à cause de la marée d’équinoxe qui provoquait immanquablement un déferlement de méduses ?
Il n’était pas rare à cette saison, de croiser dans les rues des gens qui portaient sur la peau de leur visage, de leur torse, de leurs membres, des balafres cloquées de brûlure.
Peut-être était-ce pour que nous fassions connaissance avec d’autres enfants, élargir le couple d’inséparables que nous formions, Véronique et moi ?
Des enfants, dans le grand bassin comme dans le petit, il y en avait à peu près six au mètre carré.
J’étais une timide maigrelette. Je ne savais pas nager dans ce bain de bras et de jambes.
Elle était de plein ciel, cette piscine. Mais était-ce les parois de mosaïque marine ou le béton carrelé blanc des margelles ? Les rires et les cris y avaient une résonance particulière et je ne savais pas parler dans cette stridence.
Juchée sur l’échelle bleue du plongeoir, je regardais la mer. Elle était trop loin pour que son odeur de sel me parvienne. Le chlore me faisait froncer le nez.
Véronique était plus sociable et moins timide que moi. D’ailleurs un garçon l’avait abordée et ils avaient l’air de sympathiser. J’ai lâché les barreaux de mon perchoir et me suis approchée.
Je n’aurais pas dû, j’étais de trop. Tout au moins pour le garçon qui me jeta un regard noir.
Véronique nous présenta gaiement. Je crois me souvenir du prénom d’Eric.
Il avait bien deux ans de plus que nous, il devait avoir une douzaine d’années.
Il était joli garçon, brun de cheveux et de peau.
Ta copine, dit-il à Véronique, c’est une chintok.
Je sentais du mépris dans le vocable utilisé.
J’avais l’habitude d’être interpellée dans la cour de l’école ou dans la rue par des enfants gabonais.
Chinoise, me disaient-ils gentiment. C’était une constatation de leur part. Ce n’était jamais agressif.
J’ai su depuis mon plus jeune âge que Chinois, Vietnamien ou Japonais, les gens ne font pas la différence. Je rétorquais tout aussi gentiment Gabonais. Et l’échange s’arrêtait là.
Eric n’était pas gabonais, je lui précisai que j’étais un peu vietnamienne.
Il fit comme s’il n’avait rien entendu et continua à s’adresser à mon amie sans me regarder.
– On lui voit les côtes, à ta copine. Les chintoks, ils sont tous rachitiques et ils mangent dans les poubelles.
– T’es pas gentil, a protesté Véronique.
Voyant qu’il n’y aurait plus de flirt possible avec elle, il sauta dans l’eau en criant pour couvrir le bruit de son éclaboussure : Colette côtelette squelette !
J’ai bu la tasse de sa parole javel, éclaboussure de méchanceté ammoniaque à piquer les yeux.
J’ai ressenti une brûlure, j’en suis restée longtemps balafrée cloquée.
18 novembre 2015
Le marcassin et le chevrier
Ce souvenir ne m’appartient pas. L ‘ami qui me l’a raconté m’a dit : « Vas-y, tu peux l’écrire ».
Pendant deux ans, j’ai mâché cette histoire. Je ne savais pas par quel bout la prendre.
Je me suis enfin décidée. J’ai choisi le point de vue de la bête. Voici :
L’épuisement a une mémoire. Ma peur, ma faim, ma soif, tout mon corps transi se souvient. Des abois des chiens dans l’air glacé, leurs grelots trépidants.
Un coup de feu a traversé le ciel – longtemps, son écho – et stoppé notre galop.
Ma mère a jeté son corps raidi dans l’herbe brûlée par le froid.
Le froid a l’odeur du sang qui perle à son groin.
Chuintement de broussailles désordonné, éparpillé, dispersé.
Mes frères ont disparu.
La faim aussi a une odeur. Une odeur de chèvres et de grain d’orge.
Je titube des quatre sabots dans la neige fraîche, fine.
La nuit monte avec la brume mais le ciel tombe en flocons qui s’accrochent au rêche de ma robe avant d’y fondre.
La peur a une voix. Celle d’une clameur de chien. Et la voix d’un humain qui appelle le chien.
L’humain m’observe de loin. De loin, j’observe l’humain.
Il s’approche. Il a l’odeur de ma peur.
J’ai trop faim, j’ai trop couru. Je n’ai pas la force de fuir. Je recule, m’enfonce dans l’alcôve d’un taillis.
La faim a l’odeur d’une bouillie de pain que l’humain a versée sur le sol. Là où mes sabots ont fait des empreintes de boue et de neige mêlées.
J’attends. J’attends que la peur reflue avec le bruit mouillé des pas qui s’éloignent.
Elle reflue à mesure que la nuit monte du sous-bois et que neige le silence.
A peine un tintement de cloche calme, là-bas, au cou d’une chèvre.
Je sors du bosquet et je mange. Je me rassasie et me réchauffe.
La joie a un goût de pain tiède.
Le vent évacue la nuit du ciel. La crainte a l’odeur de l’aube et de l’humus.
Je reste tapi dans les fourrés. La neige a cessé de tomber. Je fouis le sol sous le couvert des arbres.
Pendant quelque temps, je vais pousser ma faim près de l’odeur de chèvres et de grain.
A chaque orée du jour et de la nuit, je retrouve un petit tas de pain spongieux et tiède.
Puis un matin, la peur.
Des abois glacés, des grelots brûlants. Une détonation me déchire le flanc.
Le ciel chavire.
La souffrance a l’haleine d’un chien qui
12 octobre 2015
Où ça va se ficher, l’absence ?
Une lame de couteau. Ça ressemblait à ça. Une douleur qui me fouillait dans le dos.
Qui me fouillait le cœur et la tête aussi, j’entendais une voix crier.
Le dos, le cœur, la tête, je mélange un peu tout. Je ne sais pas quelle partie avait commencé, finalement.
J’ai confié mon dos à des mains, elles m’ont trituré le corps. Elles m’ont obligée à inspirer, expirer, inspirer, expirer. A chaque expiration, les mains semblaient extirper quelque chose qu’elles rejetaient dans un claquement de doigts.
Les mains épluchaient ma douleur, la détachaient copeau après copeau.
A la fin de la séance, je me suis relevée, je n’avais plus mal.
Les mains avaient arraché le poignard de mon dos.
Mais ton absence reste fichée dans le cœur. Les mains ne t’ont pas remis dans ma vie, encore moins dans la tienne.
Dans ma tête, la voix continue à crier. Elle dit Non Non Non Non Non.
En plus, c’est une mauvaise langue…
29 août 2015
Hâter le cœur
En général, ça commence toujours comme ça :
une personne dit à une autre Chut, écoute !
Et de tendre l’oreille. Moi aussi, même si je comprends instantanément de quoi il s’agit.
Tout le monde fait silence. Un silence que je remplis.
Ceux qui ont une montre la portent instinctivement à l’oreille, pour vérifier on ne sait quelle anomalie.
Je me déplace alors et c’est comme si je créais un appel d’air.
Les yeux me suivent, les oreilles me suivent, ce foutu cœur me suit.
Vite, le hâter vers la sortie.
13 juillet 2015
Nathalie
Nathalie taille ses oliviers, maintenant. Enfin je suppose. C’est ce qui lui tenait à cœur, la dernière fois que je l’ai vue.
– J’ai des oliviers à tailler, m’avait-elle dit, il est urgent que j’arrête.
Et elle a arrêté. Plus personne ne la voit.
Il faut dire qu’elle n’avait pas de vie, Nathalie.
– Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? Avait-elle demandé un jour à mon fils.
Son sourire était brusquement devenu une grimace.
– Ne sois pas toubib, c’est un métier de merde !
Nathalie malpolie.
Son métier de merde, elle l’exerçait pourtant avec une rigueur acharnée.
Seule médecin à 20 km à la ronde. Répondait au téléphone le samedi et le dimanche. Le vendredi, elle s’échappait. Sans doute dans cette maison au jardin d’oliviers dans laquelle elle prévoyait de passer sa retraite.
Elle semblait être perpétuellement au bord de l’exaspération. En décourageait plus d’un à force de mauvaise humeur. Mais sa salle d’attente était toujours bondée de patients résolument patients.
Il fallait occuper les petits, prévoir pour eux des biberons ou des biscuits, des jouets.
Les enfants finissaient par faire racler les pieds de leurs chaises sur le carrelage et tournaient en rond en bourdonnant comme des insectes.
Immanquablement, Nathalie se mettait à crier derrière la porte. C’est pas un peu fini, ce bordel !?
Nathalie grande gueule.
Les gamins l’aimaient bien, pourtant. Elle avait toujours un bonbon à leur offrir.
Nathalie tendresse.
Elle ne recevait que le matin. Le matin, avec elle, pouvait aller jusqu’à 15 h. Chaque consultation durait une heure. Elle était réputée pour la justesse de ses diagnostics et pour l’efficacité de ses soins.
Même si parfois, elle s’avouait vaincue avec humour.
– Comment ça, tu n’arrives toujours pas à dormir ? Et les coups de marteaux sur la tête, tu as essayé ?
L’après-midi elle partait sur les petites routes de montagne faire la tournée des domiciles.
Après s’être nourrie de cacahuètes qu’elle enfournait par poignées.
Egalement diplômée en pharmacie, elle apportait ce qu’il fallait de médicaments dans les soufflets de sa sacoche.
Un vendredi – c’était un vendredi bien sûr, son seul jour de congé – je l’avais rencontrée en pleine ville.
Elle était assise par terre sur le trottoir, contre la vitrine d’un magasin et parlait fort dans son portable pour se faire entendre. J’avais reconnu sa voix.
Cela nous avait paru incongru de nous croiser là, dans cette grande avenue. Dans ce contexte urbain, nous faisions figure de martiennes, habituées que nous étions à nous voir dans nos montagnes.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?!
– Ben et toi, assise par terre !?
Nous avions échangé un rire. Elle s’était relevée, avait lissé de sa paume sa jupe grise. Ou beige ou marron, je ne me souviens plus. Elle ne portait que des jupes de tailleur grises ou beiges ou marrons.
Tristounette et pas franchement mode, Nathalie.
Elle se tenait toujours un peu voutée, devait mesurer 1 m 60 dépliée. Une allure chétive mais l’allure, seulement.
Un jour, je m’étais trouvée dans l’incapacité de descendre son escalier pour sortir de chez elle, tant je ne tenais pas sur mes jambes. Elle m’avait soulevée et m’avait portée en travers de son épaule.
J’avais crié de vertige et de peur. De surprise aussi. Elle avait une poigne de fer. Et une technique de capitaine des pompiers qu’elle était, forcément.
Lorsqu’elle venait à la maison, elle aimait bien, je crois, venir en fin de tournée. Ne plus rien avoir à faire après nous.
– Tu as mangé ?
A cette question, elle réfléchissait et répondait par une autre :
– Quel jour on est ?
Nathalie distraite.
Quelques fois elle voulait bien qu’on lui sorte une assiette.
Elle se posait là et aimait bien rire. Elle avait un rire hystérique et fatigué.
Elle se posait là, il pouvait être 2 h de l’après-midi, ou 4.
Il pouvait être 9 h du soir, il pouvait être dimanche. Il est même arrivé que ce soit un vendredi.
27 juin 2015
Le pire ami
Un matin, partout, on se réveille et on essaye d’imaginer que tu n’es plus là.
On n’y croit pas, bien sûr.
On regarde ce qu’on a devant soi et on imagine que ça, tu ne peux plus le voir.
On voit une forêt à La Petite Forêt. On voit Notre Dame à Amirat.
On voit des chèvres à La Saulée. On voit des Ramblas à Barcelone.
Il bruine sur la vitre à Bruxelles, il y a du soleil à Turin. Il fait déjà trop chaud à Antibes, tu n’aurais pas supporté.
Un matin partout, tu n’es plus là mais tu insistes. Faudrait savoir…
Toi le bon vivant, tu es un piètre mort. Personne n’y croit.
Même ceux qui t’ont vu, ceux qui n’ont pas voulu te voir et ceux qui n’ont pas pu.
Salaud, tu fais pleurer les gosses. Tu n’as jamais été père mais tu as fait des filleuls partout.
Les deux plus jeunes ont tenu à t’offrir une peluche.
En parlant de peluche, tu avais raison, il me fait la gueule, le chien que personne ne gardait.
Il fait le mort, il fait le faux.
Il ne me pardonne pas mon absence mais il ne pardonne pas la tienne non plus.
Nous sommes bien d’accord, nous tous :
Il fallait que tu nous lâches. A l’heure qu’il est, on t’imagine enfin soulagé. Tu dois même être tellement content que j’entends éclater ton rire.
N’empêche, l’ami meilleur, tu es devenu le pire ami.
Celui qui va nous manquer longtemps, maintenant, partout.
22 juillet 2012
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