Je n’ai jamais vu son visage. Je la voyais de trois-quart dos. Elle était à sa fenêtre, menue, penchée sur un piano, ses cheveux blancs roulés en chignon sur la nuque, son cardigan de laine pâle. Je ne me souviens pas de la couleur, rose ou blanc ou bleu peut-être. Couleur layette.
La première fois que je l’ai vue, je revenais du lycée, mon cartable en bandoulière sur l’épaule, il devait être entre dix-sept et dix-huit heures. La musique qu’elle jouait m’était tombée dessus comme une avalanche. Un éboulis de notes. Je m’étais arrêtée pour l’écouter. J’étais surprise, émerveillée. Que pouvait-elle jouer, je n’en sais rien, ignare que j’étais, et suis encore, en matière de musique classique. Bach, Haendel, Chopin, Mozart ? Mon univers à moi, c’était Leonard Cohen et Neil Young. J’étais restée un long moment sur le trottoir, pour le plaisir de l’entendre. Il avait fallu que je m’ébroue, que je rentre chez moi, retrouver mes devoirs à faire, à contre-cœur.
Le lendemain à la même heure, elle était encore là à jouer, et les jours suivants, tous les jours de lycée, lorsque je rentrais chez moi. C’était un rendez-vous qui m’était devenu indispensable. Elle me lavait de Bergson, du théorème de Pythagore, et de la Deuxième Guerre mondiale.
Même l’hiver, lorsque sa fenêtre était fermée, je pouvais l’entendre. Je restais debout sur le trottoir de l’autre côté du portail vert à la peinture défraichie, son jardinet était en friche il me semble, je ne me souviens pas très bien. Il n’était pas fleuri, je crois. Ce que je voyais de l’intérieur de sa maison, c’était un décor vieillot, avec des dorures aux cadres de ses tableaux, une tapisserie à grosses fleurs lourdes sur les murs. Tout ce que je détestais. Mais je la regardais, la vieille dame qui fléchissait le buste sur son piano. Et surtout, je l’écoutais. Même sous la pluie. Ce n’est pas la pluie qui me faisait frissonner.
Et puis il y a eu les vacances. J’avais obtenu mon bac, je n’allais plus au lycée et j’avais déménagé. Pourtant un soir, plusieurs années après, j’ai refait le même trajet, aux environs de dix-sept heures. Exprès. Je pressais le pas pour être au rendez-vous. Mais une palissade se dressait entre le jardinet et le trottoir.
Un gros chantier de démolition. Un immeuble allait remplacer sa maison, qu’un bulldozer avait éventrée. Une pelle mécanique dévorait ce qui restait de façade. Je me suis dit qu’elle était morte. Ça faisait des gravats partout. Jusque dans le cœur.
21 décembre 2020
Ce joli texte me ramène à Moderato Cantabile de M. Duras. Oh combien oui la musique classique lave bien l’âme, tu as raison. Dommage qu’elle n’ait jamais su pour cette si jolie jeune fille sous sa fenêtre…
Tu me ramènes loin, je me souviens des jolies maisons de mon enfance qui gardaient des secrets, d’une professeur de piano qui me donnait des BD à lire et j’arrivais de plus en plus tôt pour pouvoir en profiter, chez nous ça n’existait pas, en attendant mon tour et aussi des études de Chopin, bien sûr…
merci pour ce joli moment
Ah ces gravats qui pèsent si lourd dans le coeur de nos souvenirs ! Une bien touchante évocation.
Beauté, fragilité, émerveillement, disparition… et la tristesse. Mais l’émerveillement reste.