18 h 30. Je piétine à l’arrêt de bus. J’attends le 4 ou le 7 pour rentrer chez moi.
C’est le 7 qui arrive en premier. Il clignote bleu, c’est à ça que je le reconnais.
Il faut dire que de loin je ne vois pas grand chose.
Et l’œilliste, tu y penses ? Me dit toujours ma copine.
Oui oui, ça fait partie des résolutions du premier de l’an 2013, ça fait 2 ans.
J’ai bien des lunettes dont les verres seraient à changer mais je ne les porte qu’au cinéma en les tenant du bout de l’index parce qu’elle glissent sur mon nez trop court.
Mon amie ajoute invariablement : Le jour où tu te mangeras les poteaux tu te décideras (si si, c’est ma copine).
Je n’en suis pas là quand même, les poteaux je les vois. Ce sont les panneaux qui sont dessus que j’ai de plus en plus de mal à lire. Ou bien ceux des arrêts de bus par exemple. Pour ne pas louper la station où descendre, ça peut être utile, les lunettes.
Pour l’instant je ne descends pas, je monte. En marchant sur la pointe d’un pied parce que j’ai mal à la chaussette gauche, disait mon fils quand il était petit.
Il y a du monde à cette heure-ci, il me faudra attendre PN Gambetta avant de pouvoir m’asseoir à côté d’une dame qui engueule son téléphone. Tout chez elle est pointu. Sa voix, son nez, son menton, ses ongles. Même ses cils épaissis au mascara sont triangulaires. Elle a l’air de ricaner méchamment. Une histoire de clefs. Débrouille-toi, t’avais qu’à pas les oublier.
Les deux sièges devant moi sont occupés par une jeune fille de 16 ou 18 ans et son petit frère.
Elle a enroulé ses longs cheveux bruns autour d’un pic en bois sur le sommet de sa tête, quelques mèches frisottent sur sa nuque fine. Je vois son joli profil quand elle se tourne vers son frère.
Elle pianote des deux pouces sur l’écran tactile de son portable, chaque touche qu’elle frôle s’allume rouge en faisant bip. Je la regarde faire dans la vitre et ça me fascine. Son frère la titille du coude et elle rit.
Un jeune homme est monté dans le bus. Il a des chaussures rouges flambant neuves et le jean crevé aux deux genoux. Un rap grésille dans le casque qui lui couvre les oreilles. Deux femmes juste derrière moi parlent à plein volume.
Mais alors attends, dit l’une, tu sais pas ce qu’il m’dit ? Alors moi j’attends, mais entre le moteur du bus qui redémarre, la gamine devant qui se chamaille bruyamment avec son frère et l’autre, là qui ne veut vraiment pas comprendre depuis tout à l’heure que Non non il n’est pas question que je fasse demi-tour bordel ça t’apprendra, je ne saurai pas ce qu’il a dit. Mais ça devait être drôle, à les entendre pouffer.
C’est à ce moment-là que la jeune fille devant se redresse. Chuut, elle dit à son frère. T’entends ?
Elle reste le doigt en l’air, la tête penchée.
T’entends pas ? Ça fait Tac Tac Tac. Elle bouge son index en rythme. Au rythme de mon cœur, tiens.
Elle se retourne vers nous. Z’entendez pas ?
Ma voisine qui a fini par fermer le clapet en rabattant celui de son portable secoue la tête.
Moi je suis un peu sourde, répond-elle.
La jeune fille me regarde. Je ne dis rien, je tends l’oreille. Avec le brouhaha ambiant ce n’est pas possible qu’elle entende battre mon cœur.
Ecoute, dit-elle à son frère, Tac Tac !
Pas de doute, c’est mon tempo qu’elle bat.
Et alors attends c’est pas fini, dit la femme derrière.
La demoiselle s’est retournée d’un bloc vers moi. Elle me plante le regard khôl dans le mien et me fait un sourire éclatant.
C’est vous ! Ce n’est pas une question, c’est une affirmation.
Incroyable, une ouïe pareille.
– Tu as oublié d’être sourde, toi !
– Qu’est-ce que c’est ?
Les deux gosses me mangent des yeux. Il me faut expliquer et répondre à l’avalanche de questions : opération du cœur, valve mécanique, non c’est pas une pile, oui ça fait toujours ce bruit, non les boules Quiès ça ne sert à rien et non on ne peut pas arrêter ça…
Je descends sur la pointe d’un pied à l’arrêt suivant l’habituel parce que voilà je viens de louper le mien, mais cette fois ce n’est pas à cause de ma myopie.
14 février 2015
Oui, oui !!! Je me souviens bien de ce texte !!! Et de toute la saveur qui se dégage de l’observation et de la restitution de l’ambiance, les détails, les chaussettes rouges, les voix qui se percutent … On y est dans ce bus !!!
Jusq’à cette « chute » improbable dans ce brouhaha, magma de vies croisées, à peine effleurées …