Ce souvenir ne m’appartient pas. L ‘ami qui me l’a raconté m’a dit : « Vas-y, tu peux l’écrire ».
Pendant deux ans, j’ai mâché cette histoire. Je ne savais pas par quel bout la prendre.
Je me suis enfin décidée. J’ai choisi le point de vue de la bête. Voici :
L’épuisement a une mémoire. Ma peur, ma faim, ma soif, tout mon corps transi se souvient. Des abois des chiens dans l’air glacé, leurs grelots trépidants.
Un coup de feu a traversé le ciel – longtemps, son écho – et stoppé notre galop.
Ma mère a jeté son corps raidi dans l’herbe brûlée par le froid.
Le froid a l’odeur du sang qui perle à son groin.
Chuintement de broussailles désordonné, éparpillé, dispersé.
Mes frères ont disparu.
La faim aussi a une odeur. Une odeur de chèvres et de grain d’orge.
Je titube des quatre sabots dans la neige fraîche, fine.
La nuit monte avec la brume mais le ciel tombe en flocons qui s’accrochent au rêche de ma robe avant d’y fondre.
La peur a une voix. Celle d’une clameur de chien. Et la voix d’un humain qui appelle le chien.
L’humain m’observe de loin. De loin, j’observe l’humain.
Il s’approche. Il a l’odeur de ma peur.
J’ai trop faim, j’ai trop couru. Je n’ai pas la force de fuir. Je recule, m’enfonce dans l’alcôve d’un taillis.
La faim a l’odeur d’une bouillie de pain que l’humain a versée sur le sol. Là où mes sabots ont fait des empreintes de boue et de neige mêlées.
J’attends. J’attends que la peur reflue avec le bruit mouillé des pas qui s’éloignent.
Elle reflue à mesure que la nuit monte du sous-bois et que neige le silence.
A peine un tintement de cloche calme, là-bas, au cou d’une chèvre.
Je sors du bosquet et je mange. Je me rassasie et me réchauffe.
La joie a un goût de pain tiède.
Le vent évacue la nuit du ciel. La crainte a l’odeur de l’aube et de l’humus.
Je reste tapi dans les fourrés. La neige a cessé de tomber. Je fouis le sol sous le couvert des arbres.
Pendant quelque temps, je vais pousser ma faim près de l’odeur de chèvres et de grain.
A chaque orée du jour et de la nuit, je retrouve un petit tas de pain spongieux et tiède.
Puis un matin, la peur.
Des abois glacés, des grelots brûlants. Une détonation me déchire le flanc.
Le ciel chavire.
La souffrance a l’haleine d’un chien qui
12 octobre 2015
Toujours aussi touchée par cette histoire : bien que j’en sache depuis longtemps la triste fin, je me prends encore à y croire …
C’est fou comme chaque mot, chaque image, tombe juste. Perfection.
Merci Thomas !
Je le savais. Je l’avais déjà lu. Et pourtant je me suis encore mise à y croire, à cette fin merveilleuse et attendue. Walt Disney est un salaud, il nous a fait miroiter un monde qui n’existe pas !
Haletant et beau. Je pense au tout dernier texte écrit par Maupassant, -certes avant de sombrer dans la folie, et tu en es loin) qui se « termine » par « Le mouton qui… »
Haletant et beau. Je pense au tout dernier texte écrit par Maupassant, -certes avant de sombrer dans la folie, et tu en es loin) qui se « termine » par « Le mouton qui… »
C’était comme ça qu’il fallait la raconter.