8 h 30. Colline démarre son minibus. C’est un petit car blanc, 12 places assises.
Elle a déjà fait l’aller-retour jusqu’au collège (à 20 km) où elle a emmené les grands.
Elle s’apprête à faire la tournée des petits pour les emmener à l’école primaire à 7 km de là.
Un large fleuve de brume d’où émergent les iles des sommets.
Les petits l’attendent ici et là à la bordure des champs, petites silhouettes fantomatiques encore oscillantes de sommeil.
Lorsqu’ils grimpent dans le car, entrent du rire et du froid, l’haleine du givre accrochée au crissement synthétique de leurs blousons.
La jeune femme les accueille avec sa voix qui sourit tout le temps.
Laure est en retard, elle n’est pas au bord de la route.
Deux petits coups de klaxon la font sortir de la maison en pierres.
Elle court sur le chemin de terre, son cartable ballottant sur ses jambes, une moustache de chocolat au-dessus de la lèvre.
Elle tend un papier à Colline.
– Maman m’a dit de te donner ça.
– D’accord ma belle, y a pas de problème.
C’est une petite liste de courses.
1 café
1 filet de mandarines
2 boules de campagne
Efferalgan 1000 effervescent

Colline fourre le papier dans son sac.
Antoine et Jérémy se chahutent, mi-rire mi-pleurniche.
– Eh eh restez assis !
– Il m’a pris mon bonhomme !
– Qu’est-ce que c’est comme bonhomme ? Fais voir ?
– C’est le chevalier noir, dit Antoine tandis que Jérémy tend à Colline le playmobil volé.
– Wouah il est beau, dit Colline en le rendant à Antoine.
Affaire classée…
– Colline, j’ai appris une chanson…
– On arrive, Mathilde. Tu me la chanteras ce soir…
Il fait bleu maintenant, au-dessus de l’école. Des mamans, des gosses, la maîtresse.
Le vieux Gaby est monté dans le minibus qui n’est plus un car scolaire mais devient une navette pour aller au bourg le plus proche, à une demi-heure de là.
Colline échange quelques bises, quelques rires, quelques mots (Tu me prends un pack de lait demi-écrémé ? A propos de pack, ramène-moi de l’eau minérale), décroche par deux fois son portable.
C’est Roger qui voudrait Le Canard enchaîné et Maryse de l’orge pour les chèvres.
Y a pas de problème, répond-elle par deux fois. Elle ajoute les nouvelles demandes à son carnet à spirales dans lequel elle a noté toutes les listes téléphonées.
Elle n’a pas fait cent mètres que Lucie lui fait signe.
– J’ai rendez-vous à 11 h 30 chez le Docteur, dit la nouvelle passagère. Si ça prend du temps, tu m’attends ?
– Y a pas de problème, je n’aurai pas fini avant midi et demie de toutes façons.
Juste à la sortie du village, il y a un panneau d’affichage. Avec un clou.
Sur le clou, quatre bouts de papier épinglés qu’elle arrache en passant simplement le bras par la fenêtre.
Ce sont des listes de commissions qu’elle ajoute aux autres dans son sac.
Un peu plus loin, au niveau de la ferme des autruches (une vingtaine d’autruches incongrues dans cet enclos de terre nue cerné de genêts et de cades), le grand virage luit encore de givre parce que le soleil n’y viendra que plus tard. Un jeune saule tend sa branche lisse et dorée.
Un sac de toile écrue pendu. Colline décroche le sac. Elle le ramènera empli de quatre coulons, comme tous les vendredis.
Comme tous les vendredis, elle commence par la boulangerie (après avoir déposé Lucie devant le cabinet médical et Gaby à la gare).
Elle épluche ses petits papiers pour faire le compte de tous les pains qui lui ont été commandés.
Coulons, baguettes, boules. Quatorze en tout cette fois-ci.
Puis elle va à la Coopérative Agricole.
Elle charge dans son car un sac de 25 kg de blé pour Maryse et deux sacs d’engrais bio pour Jean-Mi ainsi que deux gros sacs de croquettes pour chien.
Pour une fois elle n’a pas à se rendre au grand magasin qui vend des matériaux de construction. Personne ne lui a demandé de remonter du plâtre ou du ciment.
Ensuite elle arpentera la supérette en poussant deux caddies, le portable coincé entre son épaule et sa joue pour répondre Y a pas de problème à Madeleine qui a oublié de mettre « Lessive » sur sa liste mais tu me prends Skip parce que les autres j’aime pas et Manu qui voudrait deux « Fleur du pays » brun.
Y a pas de problème, du sourire dans la voix.
Colline dispatche toutes les courses dans différentes cagettes qu’elle a prises à la sortie du magasin.
Il y a de tout. Plusieurs cafés (avec l’habitude, elle connaît les marques préférées de chacun), fruits, poulets, saucisses, sucre en poudre, en morceaux, farine, boîtes de tomates pelées, paquets de biscuits, du beurre, des yaourts nature pour Madeleine, aux fruits pour Jeanne, du riz, des pâtes, lessive, produit vaisselle, rouleaux de papier toilette, couches pour bébés.
Un paquet de bonbons qu’elle distribuera ce soir aux petits, parce qu’on est vendredi et c’est comme ça qu’elle les récompense d’avoir été sages dans le car toute la semaine.
Après la supérette, elle passe à la pharmacie acheter l’Efferalgan pour la mère de Laure, plus les médicaments pour Roger (il lui a laissé l’ordonnance avec la carte vitale).
La librairie papeterie est juste à côté.
Le Canard de Roger, deux Nice-Matin, (un pour son père, un autre pour Marie-Hélène).
Elle s’offre un Géo spécial Egypte. Elle rêve, Colline, de pyramides et de désert. Depuis toute petite, elle se passionne pour l’histoire de Ramsès II et de Toutankhamon.
En attendant Lucie, elle va boire un café au bar où elle prendra le tabac de Manu en feuilletant son Géo.
A part les achats à la coopérative où tous ont un compte, elle a tout payé. Elle enverra la facture à chacun à la fin du mois. Ne rajoutant que 2 euros par famille et par vendredi, pour le service.
Tout son parcours de la matinée est émaillé de rencontres, bien sûr. Elle connaît tout le monde, tout le monde la connaît.
Elle va remonter avec Lucie, Rose-Marie, qui est revenue de la ville par le train de 10 h 38, et Julien et Marion, deux collégiens qui n’ont pas cours le vendredi après-midi (les autres, elle redescendra les chercher à 17 h, après le ramassage scolaire des petits).
Le trajet du retour est plus long. Elle doit s’arrêter en cours de route pour ramener Rose-Marie, redistribuer toutes les commissions.
Il lui est peut-être arrivé une fois ou deux d’intervertir un paquet de café destiné à untel avec un filet d’oranges destiné à tel autre mais cela est extrêmement rare.
Au niveau de la ferme des autruches, elle s’arrête pour téléphoner. Dans cette vallée, c’est le seul endroit où le portable passe. Conversation presque codée :
– Je suis aux autruches (du sourire dans la voix).
– Merci Colline, dans 20 minutes.
20 minutes, c’est le temps qu’il lui faudra pour : raccrocher à la branche du saule le sac à pain lesté de ses 4 coulons. Décharger une cagette de provisions par-ci, une autre et deux encore par-là, un sac de croquettes. Glisser un Nice-Matin dans la boîte aux lettres de Marie-Hélène.
Trois moutons blanc sale et deux marrons sont couchés sur la tiédeur du goudron. Elle doit les contourner parce qu’ils ne se lèvent pas. L’un deux lèche le sel de la route.
Déposer Lucie sur la place du village, poser le pack d’eau minérale et un pack de lait devant la porte de l’école où un chat sauvage pas sauvage lape des restes de cantine dans une assiette posée là.
Elle fait un grand détour sur un chemin de terre jusqu’à la ferme de Maryse et ne pourra pas refuser le café tout chaud préparé pour elle.
13 h 30. Elle gare enfin son car sur le parking en bas de chez elle.
Les personnes à qui elle avait téléphoné à la ferme des autruches l’attendent pour récupérer leurs provisions.
C’est là que descendent les deux ados. Marion se tortille dans son baggy kaki.
– Colline, j’ai un devoir de géométrie, j’y comprends rien…
– C’est pour quand ?
– Pour lundi.
– Fais voir ?
Cliquetis de cartable ouvert sur le bitume du parking. Marion en extirpe une double copie à petits carreaux où figurent des tracés et des formules maintes fois raturées.
– Tu vois j’ai essayé… Et mon père y m’tue si je ramasse encore une gamelle…
– Je te le fais dimanche.
– Oh merci merci !
– Y a pas de problème…
Du sourire dans la voix.
 A part quelques prénoms changés, tout ce qui est écrit là est rigoureusement véridique.
 
29 novembre 2012