Il lançait son déambulateur en avant, à la maigre force de ses bras. Ses jambes suivaient péniblement, l’une après l’autre. C’est comme ça qu’il grignotait le trottoir. Il était en short et en tee-shirt, ses pieds dans des chaussures si noires et si montantes qu’elles me donnaient chaud rien qu’à les regarder. Nous étions en train de frire dans cette rue où nous attendions le bus qui devait nous ramener à Punaauia. C’était le début de l’après-midi, l’heure mordante, sous un soleil plombant. Nous étions debout parmi les femmes aux chignons piqués de fleurs et les lycéens qui attendaient leur bus scolaire. Plusieurs ados avaient les cheveux jaunes seulement au sommet du crâne. C’est manifestement la mode chez les Tahitiens, cette canopée jaune sur la tête. Cartable au dos et, au poing, une grande enceinte portative qui déversait à plein volume la même musique sirupeuse. Courbé sur son déambulateur, le vieux monsieur nous a interpellés, sa voix essayant de couvrir les violents décibels des boomers.
– Vous parlez français ?
– Oui ?
– Tant mieux, a-t-il dit. Il avait manifestement envie de causer. Je sors de l’hôpital, je rentre chez moi.
– Et vous allez loin ?
– À Bora-Bora.
J’avais si chaud que ça m’avait paru titanesque. Nous, nous sortions tout juste d’une agence où nous avions pris des billets d’avion pour Raiatea. À Raiatea, un bateau nous attendrait au centre-ville (!) pour nous emmener sur l’île de Tahaa. Un périple qui enchantait les touristes que nous étions. Mais je me suis demandé comment il fallait faire pour aller à Bora-Bora ? Plusieurs personnes différentes nous avaient déconseillé cette destination-là. Trop touristique, trop bétonnée d’hôtels. Comment va-t-on à Bora-Bora par cette chaleur ? Le vieux Tahitien ne s’est pas arrêté sur notre bout de trottoir pour prendre le même bus que nous, bus qui serait passé par la commune de Faaa où se trouve l’aéroport.
Il a continué à lancer son déambulateur sur le macadam surchauffé. Peut-être en direction du port ?

Il a disparu au bout de la rue, dans la foule et la poussière et la fournaise et la cacophonie.
Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il s’était peut-être échappé d’un EHPAD.

Je n’ai pu m’empêcher de penser à lui les jours qui ont suivi, chaque fois qu’il nous fallait attendre, au même endroit, le bus de Punaauia.
Je ne peux m’empêcher de penser à lui encore aujourd’hui . Et je me pose la question, et j’ai envie de la poser à n’importe qui, tout le monde :
– Dites, le vieux monsieur, est-ce qu’il est arrivé à Bora-Bora ?

 

5 février 2020