Il flottait une odeur de pain fade dans le réfectoire. Dans mon souvenir c’était une salle immense. Nous étions par tablées de quatre.
Je regardais bouger les bouches des autres gosses.
Des bouches qui mastiquaient, qui parlaient, qui riaient, qui pleuraient parfois.
Je les regardais comme distanciée, je me sentais à l’extérieur du brouhaha.
J’en oubliais de manger, comme d’habitude.
Maman à chaque repas me disait : mange !
Je portais la fourchette à ma bouche.
Mâche ! disait-elle.
Je mâchais.
Mais avale !
Maman n’était pas là, c’était là le problème. Je mangeais encore plus lentement.
Les monitrices me sommaient de finir mon assiette, je ne sortirais pas avant d’avoir tout mangé.
Le réfectoire se vidait d’un coup. Raclements de pieds et de chaises.
Je restais seule devant mon assiette dans le silence revenu et l’odeur de pain fade.

Sous prétexte que j’avais une santé fragile, on ne me permettait pas de participer aux sorties organisées.
Je n’allais pas avec les autres randonner en montagne. Je restais dans le parc aux sapins noirs avec les plus jeunes.
Ces privations de sorties m’étaient égales. M’en foutais de ne pas aller marcher..
T’as de la chance, disaient les filles, tu restes avec le moniteur des petits.
Elles étaient toutes amoureuses de lui.
M’en foutais de rester avec le beau moniteur. Je me planquais au fond du parc pour ne pas avoir à me joindre au groupe des petits. Je voulais voir Maman.

Une fois par semaine, on nous réunissait dans une salle de classe et nous devions écrire à nos parents.
Lorsque nous avions fini, nous apportions notre lettre à la monitrice qui était à son bureau comme une maîtresse et nous regagnions notre place en attendant que tout le monde ait terminé.
La monitrice lisait tous les courriers avant de les mettre sous enveloppe.
La première fois, elle rappela une fille pour qu’elle recommence : pas de lettre pleurnicharde, tu en refais une autre.
Alors j’écrivais invariablement :
Chers parents
J’espère que vous allez bien.
Je mange bien, je dors bien, je m’amuse bien.
Venez vite me chercher !

J’ai attendu l’aube parce que je n’avais pas de lampe de poche. Je me suis levée sans faire de bruit. J’ai longé sur la pointe des pantoufles tous les lits en métal où dormaient mes camarades et je suis sortie du dortoir.
J’avais mon doudou contre la poitrine, j’avais boutonné mon pyjama de manière à laisser juste sortir sa petite tête de peluche jaune.
J’ai descendu les larges marches de l’escalier. Je me suis dirigée vers la première des nombreuses porte-fenêtres. La liberté était derrière avec une route et ma maman au bout. Un moniteur aussi était derrière. Il nous a renvoyés au lit, mon doudou et moi.

Le dimanche était le jour de visite des parents.
Il y avait un garçon qui n’attendait pas, il savait que personne ne viendrait le voir.
Je ne sais pas s’il en était malheureux, moi ça me rendait triste pour lui.
Elle, elle attendait encore plus heureuse et impatiente :
– Ils viennent me chercher, je m’en vais !
– Mais comment tu as fait ? Je croyais que tu devais rester encore longtemps ?
– C’est simple, j’ai pleuré tous les dimanches quand ils arrivaient.
Alors c’est ce que j’ai fait, j’ai pleuré dès leur arrivée, pas seulement lorsqu’ils repartaient.
J’ai gagné un mois.

 

14 septembre 2016