Il y a près de 17000 km entre ici et le lieu de ta première et dernière demeure et pourtant je pense à toi.
Je pense à ce jour de fête des mères. Tu n’étais pas chez la tienne, de mère, tu étais chez moi.
Tu étais chez moi chez toi. Aux nouveaux arrivants, c’est toi qui faisais visiter ma maison.
Tu m’avais offert un bouquet de petites fleurs cueillies dans nos champs.
C’était quelques jours avant de passer le BEPC. Vous révisiez ensemble, mon fils et toi. Toi, mon fils adopté.
Tu portais à ton cou un sifflet à ultrason avec lequel tu dressais les chiens de troupeau.
Petit berger doué.
Depuis que je suis en Nouvelle Calédonie, tu occupes toutes mes pensées. Surtout depuis que nous roulons vers le nord.
Je ne comprends pas pourquoi tu es si présent, d’une présence harcelante.
On m’a fourni une explication et bien qu’elle paraisse irrationnelle et relever de la sorcellerie, elle me semble la seule plausible.
Tu t’étais fait beaucoup d’amis kanaks à l’armée. Ils te considéraient comme un des leurs. Tu as toujours eu le chic pour te faire adopter. Tu serais même venu ici chez eux, avant d’aller mourir au Mali… il y a 4 ans.
Oh petit con ! Ce n’était pas faute d’avoir essayé de te dissuader de t’engager !

J’avais écrit ce poème pour toi :

Rengagez-vous

Qu’attendais-tu de la guerre ?
Un horizon plus élargi que le ciel des bergers ?
Une déchirure maintenant
L’argent fuselé d’une carlingue dans l’azur
Ta jeunesse brûlée rapatriée
Petit con

Baie de Golone. Ta présence est telle que j’entends ta voix. Tu parles toujours aussi vite en bouffant la moitié des mots. Tu émailles tes phrases d’expressions kanaks.
Ta présence est telle que je t’apostrophe.
– Puisque tu es là, tu pourrais faire un effort et nous indiquer un gîte un peu moins pourri que celui-ci qui ne fournit aucun repas alors que le prochain point d’alimentation se trouve à 25 km !
Une petite épicerie de brousse dans laquelle nous ne trouvons rien de bien folichon.
Nous voilà à ingurgiter une boîte de conserve. Du pâté de poulet (!) bien dégueu…
Ahoua ! C’est fin chelou, dit ta voix.
En allant à Koné, notre étape suivante, nous recherchons le gîte où nous avons réservé une chambre.
Rien n’est indiqué. Je t’entends dire C’est à droite
– Ah tu connais ?
Oui je Koné.
Tu m’obsèdes. J’aimerais que tu me lâches. Tu me parasites les oiseaux.

Mais nous redescendons vers le sud et je sais que je te perds. Je perds ta présence, ta voix, ton sourire ébréché.
Je suis intimement convaincue que c’est dans le nord que se trouvent tes amis kanaks. Ils pensent à toi si fort que j’en ressens l’onde de choc.
Quelque part sur la Grande Terre, des hommes te prononcent et te retiennent, violemment vivant.

21 décembre 2019