Le givre comme une fine croûte de sel à la surface du sol brûlé. Un arbuste isolé : maigre rejet de chêne ou bien un petit pin souffreteux. Des mouches silencieuses couleur d’ambre frisent dans la lumière du contre-jour. Leur envol est lent et lourd et tardif à mon approche. Elles sont comme saoules du parfum de la terre. Les laisser atterrir à nouveau. Les laisser cibler. Elles sont au moins trois. Trois repères posés sur une carte au trésor. Elles frémissent sous le vent mais ne bougent pas malgré la main. La main qui fouit sous elles et recueille une poignée de terre. D’abord ici, ensuite là. Ici, la terre sent la terre. L’humus. Le sous-bois. Mais là… là elle sent… le sentu*. Plaisir du parfum de truffe. Plus exactement, le plaisir du parfum de la terre qui sent la truffe. Ce n’est pas la même odeur, je la trouve infiniment meilleure que l’arôme de la truffe elle-même.
Enfoncer alors précautionneusement le tournevis (les chercheurs de truffes ont sans doute d’autres outils mais mon gros tournevis ébréché faisait très bien l’affaire). Humer encore. Il arrive que le sentu disparaisse. Volatilisé. Chercher dix centimètres plus loin. Ou vingt. Jusqu’à capter à nouveau le parfum. Jusqu’à ce qu’il se précise. Le tournevis soulève la croûte de givre et la main creuse. Parfois les truffes affleurent à la surface, parfois il faut creuser plus profond. L’impression que la terre cède soudain. Une sorte de minuscule éboulis. Une impression de tiédeur aussi. Le sol semble avoir changé de température. Il n’est plus nécessaire de prendre une poignée de terre pour la sentir parce que l’odeur exhale, envahit les narines, le cerveau, les papilles gustatives. Ce n’est plus nécessaire mais je ne peux m’en empêcher. Sniffer encore et encore. Shootée comme les mouches têtues collées au déblai.
Toucher enfin du bout des doigts une sphère granuleuse, avant même de la voir. Là, il faut poser le tournevis afin de ne rien abîmer. Faire durer le plaisir de la découverte. Je travaillerais avec un pinceau d’archéologue si j’en avais un. Retirer la terre pincée par pincée. Dégager délicatement les racines du chêne ou du pin qui traversent le ravin miniature que je viens de creuser. Le trésor est là. Le diamant noir. Petite boule verruqueuse plus ou moins cabossée que l’on détache de son nid à peine visible de mycélium filandreux. Il arrive que le tournevis fasse un éclat dans la chair veinée de ridules fines. Une grappe de truffes quelques fois. Le plaisir de les tenir dans la main, dans les deux mains quand la grappe est généreuse. Avant de repartir, reboucher le trou soigneusement. Non sans avoir porté une dernière fois aux narines le parfum de la terre qui sent la truffe. Ce n’est pas la même odeur, je la trouve infiniment meilleure. Et rentrer en annonçant triomphalement qu’il y avait du sentu. De la terre sur le bout du nez.

Par la suite j’avais dressé mes chiennes à trouver les truffes. Le cavage avec elles était un plaisir différent.
Il nous arrivait de rentrer bredouilles, il y a des jours où il n’y a pas de sentu. Mais il leur arrivait de détecter les truffes qui n’étaient pas même bien mûres et qui avaient donc peu de parfum.
Et puis ça allait trop vite, c’était trop facile. Je n’avais plus le plaisir de scruter le sol et l’air pour braconner les mouches dorées. Je n’avais surtout plus le plaisir du sentu. La première chienne donnait trois coups de griffes à la surface du sol et n’attendait pas que j’aie extirpé la truffe pour réclamer une friandise. Elle plongeait directement son museau dans la large poche de ma veste pour se servir elle-même (des croquettes ou des biscuits, au début c’était des morceaux de gruyère car c’est avec du gruyère que je l’avais dressée).
Quand plus tard j’ai dressé la seconde chienne, j’avais décidé de ne donner la récompense qu’au retour à la maison. Celle-ci creusait frénétiquement, au risque d’éjecter la truffe et de l’ensevelir dans le déblai. Je l’arrêtais pour pouvoir travailler avec mon tournevis et mes mains mais elle était si excitée d’avoir trouvé, si joyeuse de m’avoir fait plaisir, qu’elle me labourait la figure avec ses griffes dans l’attente d’une caresse. Ou bien elle se vautrait les quatre pattes en l’air dans le trou qu’elle venait de faire.
Elle ne me donnait pas le temps de respirer le parfum de la terre qui sent la truffe. Ce n’est pas la même odeur, je la trouve infiniment meilleure.

*   Le sentu est un terme maison. Ce n’est pas un vrai mot de rabassier.

 
27 janvier 2013