26 mars 1997
Mum a arrêté de souffrir.
J’ai arrêté d’avoir peur.

C’est une histoire absurde.
Une banale histoire qui n’arrive jamais seulement aux autres.

J’ai mal au ventre en permanence.
C’est le mal d’y croire.

Je préférais encore la peur.

Kin a choisi une étoile.
Il dit que c’est l’étoile de Mum.
Et il pleure.

Lumière blafarde à travers la vitre du sas.
Unité protégée, au 4ème étage.
Entrer un par un.
Pas plus de 10 minutes.
Se laver les mains. Bonnet. Masque.
Blouse. Chaussons. Laver les mains.

Rendez-vous avec la peur.

Elle avait une tête de vieillarde avec un regard de petite fille.
Je ne lui avais jamais vu ce regard là.

Elle disait :
– Je suis unau. Tu sais, cette race de paresseux, le singe aux gestes si lents. C’est dans tous les mots croisés.

Elle disait aussi :
– Il ne fallait pas te déranger, tu viens de si loin !

Je voulais qu’elle n’ait pas peur. J’ai dit que j’avais profité du car,
que ça tombait bien, que j’avais des courses à faire.

Cette sonnette dérisoire pour appeler les infirmières.
Près de son bras. Trop loin de sa main.
Et moi derrière mon masque.
Pas le droit de la toucher. Toucher à rien.

La 2ème fois, la machine à sous du parking sinistre de l’hôpital a laissé 12 F à Charles. Il a dit :
– C’est bon signe, il faut les mettre de côté.

Elle voulait un miroir.
Elle essayait de tamponner sa bouche douloureuse avec un coton imbibé de crème. Pas le droit de l’aider. Rien toucher.
Elle n’avait pas la force de tenir le coton dans ses doigts insensibilisés par la chimio, le faisait tomber.
– Pour une esthéticienne, je ne suis pas douée.

Esthéticienne…Retour à Saïgon, années 50, sûrement avant…
Elle avait dit à l’infirmière qu’elle avait tenu avec sa mère, un salon de
beauté au Vietnam.
Elle n’a pas dit l’ Afrique, ni l’ambassade U.S, ni l’ Unicef.
Non, elle a dit esthéticienne à Saïgon.
Une boucle bouclée.
Un regard de petite fille.
Elle aurait voulu un miroir.

Jacques lui a dit que Georges allait venir lundi soir.
– C’est une bonne surprise, hein, Mum?
Je voulais qu’elle n’ait pas peur. Mais elle savait.
Elle a dit à Charles :
– Aide les enfants.

Docteur Otto. Elle est jeune et jolie.
Son regard cherche à savoir dans le mien, jusqu’à quel point je peux entendre ce qu’elle va me dire.

– Est-ce qu’il y a quand même un espoir?
– Elle est trop faible.

Regard désolé. Combien de fois doit-elle prendre ce regard là
pour préparer au désespoir les familles de ses patients ?

Oui, mais elle ne connait pas Mum.
C’est ce que j’essaye de mettre dans mon sourire quand la vitre du sas se rouvre sur le regard inquiet de Charles.
– Elle a repris des couleurs, tu ne trouves pas ?
– Oui, Charles.

Charles et Jacques appelés dimanche soir pour assister au dernier souffle.
Fausse alerte. La respiration de Mum est redevenue régulière.
La morphine coule dans ses veines.

Evidence.

J’ai peur de la pleine lune, bientôt.
Nuit blanche. J’ai peur de dormir.
Si j’arrive à rester éveillée, elle ne partira pas.
Le vent est bizarre, cette nuit. Il vient par rafales soudaines,
de loin en loin, comme un signe, comme un appel.

Georges va arriver. Son vol de Tahiti a 2 h de retard.
Mon seul espoir est que Mum l’attende.
Je sais qu’il sera son passeport.
Au moins ne pas partir sans passeport.

Au téléphone, l’infirmière a dit à Charles :
– Si elle n’est pas dans le service demain matin, c’est qu’elle sera au reposoir…

Nuit. Minuit. L’hôpital.
Unité protégée.
On a un droit de visite permanent, maintenant.
Néon. Le bruit de la vitre coulissante.
On peut rentrer à plusieurs aussi, maintenant.
Bonnet. Masque. Blouse. Chaussons. Laver les mains.
Mais on a le droit de la toucher, maintenant.

Elle dort de morphine.
On lui parle tour à tour, Georges, Jacques, Charles et moi.
Je suis sûre qu’elle nous entend. Je sais qu’elle nous entend.
Elle n’a pas la force de répondre.

Elle a ouvert une fois les yeux, elle a peut-être vu Georges.
Je suis sûre qu’elle nous entend.

Parking crasseux. Ascenceur. 4ème étage.
Vitre de l’unité protégée.
Laver les mains.

Je lui parle, je lui parle.
– Mum je t’aime. Tout le monde t’embrasse. J’ai un cadeau pour toi.
Quand tu seras redescendue au 3ème étage, je pourrai te le donner.
Je t’apporterai un miroir, aussi. Tu es belle.

J’essaye désespérément de passer par dessus son écran de morphine,
de traverser le silence et l’atteindre.

J’ai sa main dans la mienne, mais sa main ne sent plus rien. Alors je lui
touche le front.

Kin a dit :
– Les adultes, ils n’ont plus de parents.

C’est le 2ème soir qu’il m’a dit, dans son lit :
– Elle est là, l’étoile de Mum.

Et il pleure.

Pour quitter l’unité protégée avec sa chambre stérile, pour redescendre au 3ème étage, il fallait que son taux de globules blancs remonte.
Le taux de globules blancs n’est pas remonté mais on l’a quand même
redescendue au 3ème étage, dans une chambre non stérile.
Parce qu’il n’y avait plus rien à faire.

– Vous comprenez, a dit l’infirmière à Jacques, on a besoin de la chambre stérile. Elle mobilise une chambre pour rien…

3ème étage.
Au pied de son lit ils n’ont pas pris la peine de lui mettre une fiche avec courbe de température.
Ils n’ont pas pris la peine de mettre son nom.

Elle a plusieurs fois ouvert les yeux, comme si elle reprenait connaissance.
Je sais qu’elle nous entendait. Elle a même essayé de parler,
mais aucun son n’a franchi ses lèvres desséchées.

Si, une fois. Georges lui a demandé si elle souffrait et elle a dit non.
Elle est encore capable d’avoir menti pour ne pas qu’on s’inquiète.

On l’a tous embrassée. Jacques lui a dit :
– Accroche toi, Mum.

Mais elle était déjà si loin, avec sa respiration arrachée.
J’ai parlé doucement à son oreille. Je lui ai dit :
– A tout à l’heure.
Je lui ai dit :
– Arrête de souffrir.

C’est la dernière fois qu’elle m’a entendue.

Une infirmière nous a donné ses bagues.
Je voulais qu’on les lui laisse. On n’avait pas le droit.
Elle n’avait pas le droit de quitter l’hôpital avec ses bagues.

– Vous les lui remettrez au reposoir.

On ne les a pas remises. Charles a gardé l’alliance et m’a dit de garder l’autre.
Son alliance africaine.

Je porte à mon doigt l’Alliance Africaine de Mum.

Cauchemar.
J’ai fouillé dans les armoires pour trouver un bel habit à lui mettre.
Je pensais à un boubou, mais Charles voulait qu’elle porte une tunique vietnamienne.
Il avait raison, les boubous, elle ne les mettait qu’à la maison.
Il fallait l’habiller pour un grand voyage.

Ne pas oublier sa perruque noire.

Cauchemar.
Elle a l’air de dormir. Je guette un frémissement sur son visage.
L’impression qu’elle va se réveiller d’un instant à l’autre.

On a mis sur son cercueil un collier de Tahiti.

Kin a fini par s’endormir, avec le rideau ouvert, sous l’étoile de Mum.

On pense qu’elle va lui envoyer un joli rêve.

 

Mars 1997